Les universitaires israéliens qui ont contribué à la conception de l’émigration palestinienne 

Par Edo Konrad, le 18 juin 2019

Des documents récemment découverts révèlent comment, dans les jours qui ont suivi l’occupation, Israël a instauré un « Comité des professeurs » afin d’élaborer des politiques qui pacifient les Palestiniens et leur fassent quitter la Cisjordanie et Gaza de manière permanente.  

 

Familles palestiniennes qui ont fui en Jordanie pendant la Guerre des Six Jours retournent en Cisjordanie par le pont Allenby dans le cadre d’un accord israélien avec la Croix rouge, le 18 juillet 1967 (Teddy Brauner/GPO)

Quelques semaines seulement après avoir presque triplé la taille du territoire contrôlé par Israël dans la Guerre des Six Jours, Israël enrôla des équipes d’universitaires dans tout le pays afin de trouver comment encourager les Palestiniens à émigrer hors des territoires récemment occupés. 

Selon des documents récemment découverts par Omri Shafer Raviv,  un doctorant du département d’histoire juive à l’Université hébraïque, le Premier ministre israélien Levi Eshkol rassembla en juillet 1967 un comité d’universitaires incluant l’éminent sociologue israélien Shemuel Noah Eisenstadt, l’économiste Michael Bruno, le démographe Roberto Baki et le mathématicien Aryeh Dvoretzky — tous ayant des connections dans les allées du pouvoir — et les envoya dans les territoires pour étudier la population nouvellement occupée.  

L’objectif du « Comité pour le développement des territoires administrés », connu sous le nom de « Comité des professeurs », était, sur le papier, de créer un corps responsable d’une « planification à long terme » dans les territoires occupés. Les professeurs, avec leurs équipes de chercheurs, étaient envoyés dans des villages, des cités et des camps de réfugiés pour interroger les Palestiniens sur leurs vies, leurs besoins et leurs désirs.

Le second objectif, dit Shafer Raviv, était de mieux comprendre les Palestiniens des territoires occupés pour trouver comment s’assurer qu’ils ne résisteraient pas au régime militaire auquel les soumettait Israël — et qui les gouverne encore aujourd’hui — tout en cherchant comment les encourager à partir. « Ces premières années ont donné le ton pour ce à quoi ressemble la politique israélienne encore aujourd’hui », dit-il.  

La menace de la modernité

Quand la guerre s’est terminée, dit Shafer Raviv, le gouvernement israélien avait toutes sortes d’objectifs vis-à-vis de la population palestinienne, dont le principal était de réduire le nombre de ceux vivant dans les territoires occupés. « Nous l’avons vu de la manière la plus évidente à Gaza, où les autorités croyaient qu’ils pouvaient diminuer de moitié la population, de 400 000 à 200 000,  pour faire face au nouveau problème démographique ».

La plupart des Palestiniens de Gaza étaient des réfugiés, et le gouvernement voulait démanteler leurs camps de réfugiés et les encourager à quitter le pays et à être absorbés ou à s’intégrer ailleurs, explique Shafer Raviv. « C’est le contexte pour la décision d’Eshkol d’instaurer le Comité des professeurs ».  

L’économiste Michael Bruno (deuxième à partir de la droite), qui faisait partie du Comité des professeurs, est en train de quitter le bureau du Premier ministre à Jérusalem le 30 juin 1985. (Herman Chanania/GPO)

Les toutes premières années après le début de l’occupation furent témoins d’une vague de résistance populaire, majoritairement non violente, à l’occupation, dont plusieurs grèves de masse. Il y avait aussi de la résistance armée par des groupes comme le Fatah, qui cherchait à déclencher contre Israël une guérilla inspirée de celle du Vietcong.  Une autre mission dont le gouvernement chargea le comité des professeurs était de comprendre comment limiter la résistance populaire à la domination israélienne, et aussi dans quelle mesure des idées révolutionnaires comme le communisme ou le nationalisme palestinien pouvaient s’épanouir dans les territoires occupés. 

Les universitaires, dit Shafer Raviv, souscrivaient à un cadre théorique appelé « la théorie de la modernisation » pour analyser leurs découvertes empiriques et formuler des recommandations de politique. La théorie, qui suggère que les sociétés évoluent linéairement de « traditionnelles » à « modernes », était extrêmement populaire auprès des chercheurs en sciences sociales occidentaux, mais n’a pas vraiment résisté à l’épreuve du temps. Ses critiques l’accusent d’être trop occidento-centrée et d’être fondamentalement incapable de rendre compte des complexes changements internes et externes qui affectent les groupes et les sociétés. Ces points aveugles théoriques en viendront à affecter le travail du Comité des professeurs.

« Les chercheurs ont distingué les jeunes gens des cités qui tendent vers plus de laïcité, plus d’éducation et qui sont plus enclins à prendre part à des activités politiques, de la génération plus âgée qui était bien moins intéressée par la politique, qui était plus traditionnelle, religieuse et agraire. Les premiers étaient perçus comme des menaces, alors que le style de vie non politique des seconds devait être encouragé », dit Raviv. 

 Des Palestiniens dans la ville cisjordanienne de Hébron, 1972. (Moshe Milner/GPO)

Alors que les chercheurs en sciences sociales occidentaux utilisaient la théorie de la modernisation pour tenter de moderniser les sociétés et de repousser le communisme, les universitaires et responsables israéliens choisirent l’approche inverse.

« Quand il s’est agi de maintenir une population civile sous domination militaire, la modernisation de la société palestinienne allait contre les intérêts israéliens », ajoute Raviv. « Le gouvernement israélien voulait maintenir la population occupée dans le calme, et ils croyaient que plus ils seraient modernisés, plus la menace de résistance serait grande ». 

Parmi les questions que les chercheurs israéliens ont posées aux Palestiniens, il y avait ce qu’ils faisaient pour le diner, une question conçue  pour les classer selon qu’ils étaient « modernes » ou « traditionnels ». Les grands diners familiaux, par exemple, étaient vus comme traditionnels, alors que les diners plus petits étaient un signe de modernité. Cela avait des conséquences. Quelqu’un de plus « moderne » pourrait aisément être soupçonné d’être laïc, et donc plus enclin à défendre une politique nationaliste ou révolutionnaire. 

Il y avait ensuite des questions directement politiques, particulièrement dans les camps de réfugiés : « Voulez-vous déménager dans un nouveau pays ? Pourquoi pas ? Qu’est-ce qui pourrait faire que vous souhaitiez déménager ? Quelle est votre solution au problème des réfugiés ? »

Un chercheur spécialiste de sciences politiques alla au point frontière du pont Allenby en octobre 1967 et interrogea des Palestiniens qui quittaient le pays pour aller en Jordanie. Beaucoup de Palestiniens traversaient régulièrement la frontière entre les territoires occupés palestiniens et la Jordanie, soit pour travailler, soit parce que leurs familles vivaient à l’étranger, explique Raviv.  

Un officier de police militaire inspecte les papiers appartenant à des Palestiniennes arrivant de Jordanie par le pont Allenby, le 24 juin 1970. (Moshe Milner/GPO)

«  Il a demandé à 500 personnes pourquoi elles choisissaient de partir et leurs réponses devaient être plus tard transmises au grouvernement afin qu’il puisse mieux comprendre les raisons qu’avaient les gens de partir » , dit Raviv. 

Les universitaires israéliens, travaillant avec la permission de l’armée israélienne, ont conclu que les Palestiniens partaient pour la Jordanie dans l’objectif de trouver du travail ou de réunir leur famille. « Sous domination jordanienne, il y avait très peu d’investissement en Cisjordanie, donc quand les Israéliens l’ont occupée, il n’y avait simplement pas assez de travail », dit Raviv. « Après la guerre, la situation s’est détériorée encore plus en Cisjordanie. Le gouvernement israélien préférait maintenir un haut niveau de chomage, voyant cela comme une bonne chose qui pousserait les gens dehors, vers des endroits comme la Jordanie ou le Koweit. »

 Prendre les experts par surprise

Shafer Raviv fait partie d’un groupe d’universitaires israéliens qui ont décidé de focaliser leurs recherches sur l’occupation. Alors que les Nouveaux Historiens comme  Benny Morris et Tom Segev ont découvert, sur la guerre de 1948 et les années qui ont suivi la fondation d’Israël, des informations contredisant directement le narratif sioniste, ce nouveau groupe de chercheurs s’intéresse au régime israélien dans les territoires occupés.

L’étude de Raviv est la première de la sorte, parce qu’elle utilise sur la guerre de 1967 et ses suites des documents officiels du gouvernement qui n’ont été déclassifiés que récemment, à la fois par les Archives nationales d’Israël et par les Archives des Forces de défense israéliennes. 

Jusqu’à la guerre de 1967, la question centrale dans le conflit israélo-palestinien était celle des réfugiés palestiniens, qui ont été chassés ou qui ont fui de ce qui est devenu Israël et qu’Israël a empêchés de revenir dans leurs maisons après la guerre de 1948. Avec la fin de la guerre de 67, Israël s’est retrouvé à régner sur beaucoup de ces mêmes réfugiés qui avaient fui en Cisjordanie et à Gaza près de 20 ans plus tôt. 

 Le gouvernement israélien, dit Raviv, a vu l’occupation de 1967 comme une opportunité de résoudre le problème des réfugiés selon ses propres termes, soit en encourageant les réfugiés à partir de leur propre accord, ou grâce un accord avec d’autres états arabes. Mais quand ils ont commencé leurs recherches sur les réfugiés, les professeurs ont découvert quelque chose qui les a surpris : les réfugiés n’étaient pas intéressés par une solution politique qui n’inclurait pas leur retour dans leur pays d’origine.   

Une famille de réfugiés palestiniens dans un camp de réfugiés à Gaza, 11 janvier 1956. (Moshe Pridan/GPO)

«  Les chercheurs avaient l’impression que si les réfugiés pouvaient gagner leur vie et vivre confortablement dans un endroit comme le Koweit, il ne devrait y avoir aucune raison pour qu’ils veuillent se languir dans un camp de réfugiés à Gaza », explique-t-il. « Maintenant la majorité des réfugiés leur disent : ‘Non, nous voulons revenir dans ce qui est devenu Israël’. Ce n’était pas, bien sûr, un point de départ acceptable pour les autorités israéliennes. »

Les universitaires étaient encore plus surpris d’apprendre que les réfugiés avaient des caractéristiques plus « modernes » que la majorité du reste de la société palestinienne. « Quand ils étaient contraints d’aller dans des camps, les réfugiés devaient laisser leurs passés agricoles derrière eux, ce qui voulait dire que leurs enfants n’avaient aucune raison d’apprendre à travailler la terre », dit Shafer Raviv. 

Chassés du style de vie, des coutumes et des économies agraires de la « vie de village » et placés dans des camps, les réfugiés ont commencé à investir dans l’éducation de leurs enfants, comme l’a fait l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, l’organisme onusien chargé de gérer les camps de réfugiés. Tout cela, dit Raviv, a eu des conséquences importantes : le pourcentage de la première génération de réfugiés qui étaient illettrés était d’environ 70%, mais ce pourcentage est tombé à approximativement 7% avec la deuxième génération élevée dans les camps de réfugiés. 

Le Comité de professeurs espérait stimuler ces « tendances à la modernisation » auprès des réfugiés. Ils croyaient qu’encourager la deuxième génération à recevoir une éducation et à déménager en ville où ils pourraient réaliser leurs rêves conduirait éventuellement au démantèlement des camps de réfugiés. 

Mais ils comprirent que démanteler simplement des camps de réfugiés et encourager les personnes à partir conduiraient à ce qu’ils appellèrent «  une résistance collective ». 

« Les universitaires ont réalisé que pour résoudre le conflit des réfugiés, on ne pouvait parler ouvertement de résoudre le conflit des réfugiés », dit Raviv. « Vous aviez à faire les choses discrètement — et qu’est-ce qui est plus discret que de chercher une éducation ou des opportunités de travail dans un autre pays ? »

L’esprit du comité perdure

Quelques-unes des autres recommandations du Comité des professeurs étaient à première vue contre-intuitives par rapport à leurs objectifs d’encourager l’émigration et de réduire le nombre de Palestiniens vivant sous contrôle israélien.

« Une des recommandations qui a été adoptée par le gouvernement israélien en décembre 1967 était d’accorder à quiconque voulait quitter les territoires occupés l’option de revenir », dit Raviv. 

« C’était révolutionnaire : cela allait contre l’opinion israélienne générale adoptée en 1948 qui barrait le retour des personnes quittant le pays », explique Raviv. « Si vous leur dites à l’avance qu’ils ne peuvent pas revenir, ils ne partiront jamais pour commencer, puisque le faire voudrait dire se déconnecter de leurs familles et de leur pays ». 

Le Comité des professeurs publia ses premiers résultats en septembre 1967, bien que la première tranche des recherches n’ait été complétée qu’en février 1968 quand le comité rendit ses conclusions au Premier ministre Eshkol et tint plusieurs conférences avec des responsables du gouvernement militaire, dit Shafer Raviv.

 Le Premier ministre Levi Eshkol visitant une unité de réserve des Forces de défense israéliennes à   Jebel Livni  dans la péninsule du Sinai, quelques jours seulement après qu’Israël l’enlève aux Egyptiens au cours de la Guerre des Six-Jours, le 14 juin 1967. (GPO)

Un document postérieur de plusieurs années inclut une liste d’au moins 30 études sur une gamme de questions telles que la population chrétienne dans les territoires occupés, l’économie de Naplouse et la possibilité de commercialisation des biens israéliens au Liban, entre autres. Ces projets de recherche continuèrent jusqu’au milieu des années 1970,  moment où les traces documentaires disparaissent.  

Shafer Raviv dit que bien que nous ne puissions pas être certains que les recommandations du Comité des professeurs aient jamais été traduites en politique gouvernementale — puisque les autorités prirent aussi en compte d’autres considérations, comme les opinions du Shin Bet et de l’armée — l’esprit de leur recherche a certainement impacté les décideurs.

«  Il n’y a aucune preuve que les recommandations aient été adoptées seulement sur la base de ce que le Comité proposait », dit-il. «  Mais on peut voir une connexion entre les recommandations et les politiques. Un exemple frappant de cela peut être trouvé dans la décision du gouvernement d’encourager l’émigration palestinienne ».

 Traduction: CG pour l’Agence Média Palestine

Source: +972

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