Après Balfour: 100 ans d’histoire et des voies qui n’ont pas été prises

Par Zena Agha, Jamil Hilal, Rashid Khalidi, Najwa al-Qattan, Mouin Rabbani, Jaber Suleiman, Nadia Hijab – 31 octobre 2017

Photo : Mohammed Asad

Aperçu

Une vague mondiale d’analyse et d’actions militantes marque le centième anniversaire de la Déclaration Balfour du 2 novembre 1917. La déclaration a donné l’imprimatur de l’Empire à la résolution du mouvement sioniste datant de sa première conférence à Bâle en 1897, visant à « établir un foyer pour le peuple juif en Palestine garanti par le droit public » ; elle a aussi engagé une guerre et une violence sans fin, ainsi que la dépossession, la dispersion et l’occupation du peuple palestinien.

L’histoire aurait-elle pu prendre une autre tournure? Y a-t-il eu des moments durant le siècle écoulé où les Palestiniens auraient pu orienter les choses vers une autre direction ? Nous nous sommes tournés vers des historiens et des analystes du réseau politique d’Al-Shabaka et leur avons demandé d’identifier et de réfléchir à une autre issue où les choses auraient pu évoluer différemment si le peuple palestinien s’était entendu et accordé dans sa quête d’autodétermination, de liberté, de justice et d’égalité.

La table ronde commence avec Rashid Khalidi et sa réflexion lapidaire sur la constante incompréhension des dirigeants palestiniens des dynamiques du pouvoir à l’échelle mondiale, partant du Livre Blanc de 1939 pour illustrer cette faiblesse fatale. Zena Agha se concentre sur la Commission Peel de 1936 – la première fois que fut mentionnée la partition comme solution – et se demande si la partition est vraiment inévitable, même aujourd’hui, comme l’a affirmé la Commission.

Jamil Hilal aborde le Plan de Partition lui-même – Résolution de l’ONU 181 de 1947 – et il note la raison de la minorité des Palestiniens qui argumentèrent pour l’accepter afin de gagner du temps pour que le mouvement national palestinien retrouve de la force après son écrasement par les Anglais et les sionistes. En tirant des enseignements de Balfour, du plan de partage et d’Oslo, Hilal demande : quand nous demandons quelles leçons nous, Palestiniens, pouvons tirer de l’histoire, la question demeure toujours : qui va rendre compte de ces leçons et  de quelle manière cela pourrait être mis en oeuvre?

En quoi est-ce que la grande catastrophe de l’Holocauste a joué un rôle crucial dans la création d’Israël ? Najwa al-Qattan développe le point de vue, qu’en dépit d’un lien historique évident, il n’y a pas de relation de cause à effet et elle incite donc à une lecture critique de l’histoire pour tracer l’avenir. Mouin Rabbani conteste les explications selon lesquelles la visite d’Anouar Sadate à Jérusalem en 1977 était une initiative prometteuse qui s’est gâtée, en faisant remarquer qu’en excluant l’option des armées arabes contre Israël, le leader égyptien privait l’OLP et les États arabes d’une option diplomatique crédible. Jaber Suleiman compare le sort de l’Intifada de 1987 contre l’occupation israélienne à celui de la révolte palestinienne de 1936 contre l’occupation anglaise et en tire plusieurs leçons, en particulier l’importance de lier la tactique à une vision stratégique nationale claire guidant la lutte des Palestiniens à chaque étape. La table ronde a été modérée par Nadia Hijab.

Rashid Khalidi: le Livre Blanc et une incompréhension systémique du pouvoir.

Le Livre Blanc de 1939 aurait-il pu être un tournant décisif dans l’histoire palestinienne ? (1)

En tous cas, ç’aurait été un tournant mineur. Si la direction palestinienne avait accepté le Livre Blanc, elle aurait pu se repositionner vis-à-vis du pouvoir colonial. Cela aurait pu améliorer sa position à la fin de la révolte des années 1936-1939 et s’accorder avec l’Angleterre lorsque les sionistes se sont tournés contre elle.

L’Angleterre était pourtant une puissance déclinante. Les États Unis et les Soviétiques étaient en coulisses et se propulsèrent sur la scène peu après. En 1941, les Nazis attaquèrent l’URSS et le Japon attaqua Pearl Harbour et le monde a changé ; aussi, quoiqu’eussent pu faire les Palestiniens avec l’Angleterre, ils avaient peu de chances que cela ait de l’effet. En ce sens, la grande révolte palestinienne est intervenue trop tard. Les Égyptiens s’étaient rebellés en 1919, les Irakiens en 1920 et les Syriens en 1925. Dans les années 1930, notamment lorsque les Nazis arrivèrent au pouvoir, le projet sioniste était complètement incorporé en Palestine.

Ce que cette période met crûment en relief, c’est cependant le problème chronique de la direction palestinienne, qui était, sans exception, peu servie par un minimum de compréhension de l’équilibre des forces dans le monde. Les Palestiniens étaient en concurrence avec un mouvement colonial basé en Europe et aux USA et composé d’Européens dont les langues maternelles étaient européennes et qui étaient connectés à des gens influents à la fois aux USA et en Europe.

Pour concurrencer un tel mouvement, les dirigeants palestiniens auraient dû avoir des gens ayant des relations dans le système, parlant couramment des langues et comprenant aussi bien la politique internationale que la politique intérieure. Pendant le mandat britannique, les Palestiniens n’ont pas eu cela – il n’y a qu’à juste lire leurs mémoires. Certains pressentaient bien les choses, mais ils étaient en infériorité dans la compétition avant et après la signature de la déclaration Balfour comme avant et après le Livre Blanc. Et cela n’a pas tellement changé au cours des cent dernières années, en particulier en ce qui concerne les États Unis. L’OLP a bien compris le Tiers Monde et comment il fonctionnait, bien compris aussi l’Union Soviétique et elle a aussi eu une certaine compréhension de l’Europe de l’Ouest ; c’est pourquoi elle a remporté des victoires diplomatiques dans les années 1970. Mais sa compréhension de la politique américaine était, et est toujours, des plus faibles.

La jeune génération palestinienne qui a grandi aux États Unis et en Europe est bien mieux positionnée. Elle a des connections et une compréhension du fonctionnement de ces sociétés, ce qui n’est pas le cas des dirigeants palestiniens, ni, certes, de la génération de leurs propres parents. Comme cette génération gagne en richesse et en influence en tant qu’avocats, médecins, professionnels des médias et managers de la finance, ils n’auront pas de retenue à user de leur pouvoir et de leur influence pour promouvoir la justice pour les Palestiniens.

S’il y a une leçon à tirer de cette brève discussion, c’est qu’on ne va pas au sommet. On ne s’adresse pas à Lord Balfour ou au Secrétaire Tillerson. C’est la structure du pouvoir qu’il faut comprendre – Balfour faisait partie d’un gouvernement, d’un parti politique, d’une classe, d’un système et Tillerson aussi. Il faut comprendre ces structures, autant que les médias, et avoir une stratégie pour traiter avec elles. L’idée que vous pouvez vous adresser au sommet est une illusion que les Palestiniens et les Arabes en général ont conçue à cause de la façon dont fonctionnent les systèmes gouvernés par les rois et dictateurs arabes. La direction nationale est tellement loin d’avoir une stratégie américaine que c’en est pitoyable. Par contraste, la société civile palestinienne fait un travail fantastique, aussi bien dans la diaspora qu’en Palestine : c’est en son sein qu’il y a une compréhension de comment marche le monde.

Zena Agha: La partition n’était pas le pilier d’une politique

La longue et désastreuse histoire de la conquête coloniale de la Palestine présente de nombreuses erreurs et d’occasions manquées. Dans le contexte du centenaire de la Déclaration Balfour, la Commission Peel – un rapport émanant de la même puissance impériale que la Déclaration de 1917 – est un moment crucial, quoique négligé, de l’histoire de la quête palestinienne d’autodétermination.

Conduite sous les auspices de Lord Peel, la Commission fut le résultat de la mission britannique en Palestine de 1936. Ses objectifs affichés étaient «  de constater les causes sous-jacentes des troubles » en Palestine après les six mois de grève générale arabe et « d’enquêter sur la façon dont le Mandat sur la Palestine est assuré en lien avec les obligations du mandataire vis-à-vis respectivement des Arabes et des Juifs ».

Selon le rapport de juillet 1937, le conflit entre Arabes et Juifs était irréconciliable et, par conséquent, la Commission recommanda la fin du mandat britannique et le partage de la Palestine en deux États : un État arabe et un État juif. La partition était supposée être la seule manière de « résoudre » les ambitions nationales antithétiques des deux côtés et d’extraire l’Angleterre de l’impasse.

Malgré l’engagement souligné dans la Déclaration Balfour, les accords Sykes-Picot et les échanges de lettres entre McMahon et Hussein, le fait de recommander la partition était une reconnaissance formelle de l’incompatibilité des obligations britanniques envers les deux communautés. La Commission Peel était la première reconnaissance que le postulat du mandat britannique était intenable, près de 20 ans après qu’il ait été mis en place. C’était aussi la première fois que la partition était mentionnée comme « solution » au conflit que l’Angleterre avait créé.

Les deux parties rejetèrent la recommandation de la Commission. Les dirigeants sionistes étaient mécontents de la taille du territoire qui leur serait attribué, tout en soutenant la partition comme issue. Du point de vue palestinien, la partition était une violation des droits des habitants arabes de la Palestine. Le rapport de la Commission provoqua la révolte arabe spontanée de 1936 jusqu’à son violent écrasement par les Anglais en 1939.

Il est difficile de dire quelle forme une issue différente aurait pu prendre. Après tout, la révolte arabe (et l’échec de la conférence anglo-arabe-juive de Londres en février 1939) conduisit à la publication du Livre Blanc de 1939, qui déclarait : « Le gouvernement de sa Majesté déclare aujourd’hui sans équivoque qu’il n’est pas dans sa politique que la Palestine devienne un État juif ». En tous cas, c’était une victoire pour la communauté palestinienne. C’est ce qui est venu ensuite, c’est à dire la seconde guerre mondiale et les horreurs de l’Holocauste, qui ont fait pencher la balance en faveur d’un État juif en Palestine.

La Commission Peel et ses suites rappellent à juste titre que le partage de la Palestine n’a jamais été un pilier de la politique du mandat britannique. Le partage a plutôt été suggéré comme mesure désespérée pour sortir l’Angleterre, en tant que puissance coloniale, du bourbier palestinien. Que le partage soit ensuite devenu l’orthodoxie pour les Nations Unies alors récemment créées et pour presque toutes les négociations depuis cette date, n’était en aucun cas inévitable ni raisonnable. Tandis que nous cherchons à tirer des leçons pour l’avenir, il vaut peut-être la peine de se dégager du mythe désormais bien établi selon lequel la partition de la Palestine historique est le seul moyen d’assurer la paix, quelle que soit la forme que cette paix puisse revêtir.

Jamil Hilal: Le plan de partage à la croisée des chemins

Pour comprendre les voies qui n’ont pas été suivies lorsque la résolution 181 de l’ONU (également connue sous le nom de Plan de partage) a été votée en 1947, il faut revoir la déclaration Balfour de 1917 et ses effets. La déclaration reflète les intérêts britanniques dans la région, c’est à dire l’utilisation de la Palestine comme protection de son contrôle sur le canal de Suez et comme zone tampon contre les aspirations françaises sur le sud de la Syrie. L’intérêt de l’Angleterre était donc à la fois économique (accès au canal et accès et contrôle du pétrole et du gaz) et politique (contrôle de la Palestine héritée de la Société des Nations). Ce contrôle est la raison pour laquelle l’Angleterre s’est attachée à établir « un foyer juif » en Palestine plutôt qu’un État juif.

Le colonialisme de peuplement des Juifs européens contre les souhaits des Arabes palestiniens indigènes est ce qui a nourri la Déclaration. Cette colonisation européenne de la Palestine à l’instigation de l’Angleterre a commencé bien avant les terribles atrocités du régime nazi de l’Allemagne d’Hitler. La résistance palestinienne a été vive contre la double colonisation de la Palestine, dont la plus connue est la grande rébellion de 1936-39. La direction du mouvement national palestinien qui a combattu la colonisation sioniste était divisée sur le régime britannique en Palestine. Certains dirigeants pensaient que l’Angleterre pouvait être vaincue, tandis que d’autres la considéraient comme le principal ennemi. Cette divergence sur le rôle de la puissance impériale en comparaison de l’ennemi direct est encore évidente aujourd’hui.

Les mesures prises par les Anglais et les forces sionistes pour écraser la rébellion de 1936-39 laissèrent le mouvement national épuisé, la direction éclatée et l’économie palestinienne ruinée. Par la suite il n’y eut pas de stratégie claire, en dehors de la revendication d’indépendance, une situation qui ressemble aussi à celle d’aujourd’hui.

La réponse palestinienne au plan de partage de l’ONU reflétait l’épuisement du mouvement national. Il n’y avait pas de stratégie unifiée et pas de débats pour solliciter les points de vue du peuple sur la meilleure façon d’agir, aux niveaux stratégique et tactique. Seule une petite partie du mouvement national était prête à accepter le Plan. La majorité le rejetait sans avancer d’alternative claire. La minorité qui défendait l’acceptation par les Palestiniens croyait que cela pouvait être utilisé pour contrecarrer le projet sioniste d’occupation d’autant de terre que possible avec un minimum de population indigène. Ce groupe croyait que le fait d’accepter donnerait aux Palestiniens de l’espace et du temps pour construire leur force et leurs possibilités d’établir un État et de développer des relations avec la région et le monde. D’autres argumentaient qu’une telle démarche ne contrarierait pas le plan sioniste.

Le rejet du Plan de partage était naturellement compréhensible. Pour les Palestiniens il revenait à se défaire de plus de la moitié de leur patrie au bénéfice d’un mouvement colonial de peuplement européen qui envahissait et colonisait leur pays par la force et avec la protection de l’empire britannique. Il violait leur droit à l’autodétermination et à l’indépendance et leur aspiration à un État démocratique qui garantirait les droits de tous ses citoyens, sans distinction de religion, d’appartenance ethnique ou de race. De plus, le projet anglo-sioniste n’était pas dirigé contre les seuls Palestiniens : l’ensemble de la région arabe y était impliqué.

Le mouvement sioniste se saisit du rejet du Plan de partage comme refus d’un accord pacifique et comme justification à mener une guerre contre les Palestiniens alors qu’ils n’étaient pas préparés, mais désorganisés et sans direction.

Les alternatives au Plan de partage n’étaient donc pas complètement développées, ni discutés. Les arguments mis en avant par ceux qui étaient en faveur du plan n’ont pas été suffisamment débattus et aucune autre tentative ne fut faite pour donner corps à une nouvelle stratégie pour se confronter au mouvement sioniste. Une telle trajectoire aurait pu avoir un impact sur Israël et conduire ultérieurement à la réunification de la Palestine sur une base démocratique. Ces idées méritaient au moins d’être débattues.

Ironiquement, certains débats de cette époque ont trouvé un écho en 1974 dans le plaidoyer pour un programme de transition, connu également sous le nom de programme en dix points, qui visait à établir un État sur toute partie libérée de la Palestine. Le programme, approuvé par le Conseil National Palestinien (PNC), facilitait l’introduction de l’Organisation de Libération de la Palestine à l’Assemblée Générale des Nations Unies en tant que membre non votant.

En 1998, le PNC a approuvé la solution de deux États au moment où la première Intifada avait mobilisé un très gros soutien mondial à la cause palestinienne. Cependant, avec les accords d’Oslo de 1993 le partage était bien plus désavantageux pour la Palestine que même le Plan de partage originel ; il a débouché sur la période actuelle dans laquelle l’équilibre des pouvoirs entre Israël et les Palestiniens aux niveaux local, régional et international pèse lourd en faveur d’Israël. Étant donné que les accords d’Oslo n’ont pas abouti à un État palestinien indépendant, nous devons poser les questions suivantes: les Palestiniens devraient-ils persister sur le projet de solution à deux États en attendant un changement dans l’équilibre des pouvoirs, ou bien devraient-ils adopter une nouvelle stratégie appelant à construire un état démocratique unifié dans la Palestine historique – le slogan que des éléments éclairés du mouvement national palestinien ont brandi avant la Nakba et de nouveau à la fin des années 1970 ? Cette fois cependant, la question doit être soulevée dans une vision et avec une stratégie claires et émerger d’une délibération au sein des communautés palestiniennes de la Palestine historique et de la diaspora.

Mais la discussion ne suffit pas. Quand nous demandons quelles leçons nous, Palestiniens, pouvons tirer de l’histoire, ma question est toujours : qui va tirer des leçons ? Et ceux qui ont le pouvoir ont-ils la volonté d’agir avec ces leçons en tête ? Les intellectuels pensent souvent que leur analyse va d’une certaine manière atteindre la classe politique qui est en position d’agir. Mais sans l’action de groupes de pression, de mouvements sociaux, de partis politiques, de syndicats et d’autres formes de pouvoir, peu de choses seront réalisées.

Najwa al-Qattan: Lire l’histoire au prisme de la réalité

L’émergence de l’État d’Israël en 1948 fut la conséquence de plusieurs développements historiques qui remontent au dix neuvième siècle. Bien que l’holocauste ait joué un rôle dans la naissance d’Israël, on peut davantage le comparer à une sage-femme qu’à un parent. Pour autant, il y a une perception, à la fois en occident et parmi les Palestiniens, que les deux sont dans une relation de causalité. Cette perception n’est pas simplement due au sophisme en logique selon lequel post hoc ergo proctor hoc, où B vient après A, donc A est la cause de B. En fait, ce sont précisément les six courtes années séparant les deux événements qui devraient nous faire hésiter. Je conteste ici une relation directe de causalité entre les deux, en suggérant en même temps les raisons pour lesquelles elles sont jumelées dans l’imaginaire populaire. Je conclus par les leçons qui peuvent être tirées d’une lecture historique plus critique.

Lorsque David Ben Gourion annonça la naissance d’Israël en mai 1948, il évoquait à peine un État sorti des limbes. C’était plutôt l’aboutissement de 50 ans d’efforts sionistes. Israël était la conséquence de développements historiques de long terme et en même temps de court terme : l’antisémitisme racial ou moderne dans l’Europe du dix-neuvième siècle, l’émergence du mouvement sioniste comme réponse à l’antisémitisme moderne et aux mouvements nationalistes de Russie et d’Europe de l’Ouest ; le succès du sionisme des débuts à combiner le socialisme et le nationalisme de manière à établir « un peuple sans terre sur une terre sans peuple » ; le mandat britannique pour la Palestine dans le cadre protecteur duquel – comme inscrit dans la Déclaration Balfour – des vagues successives d’immigrants juifs européens construisirent des institutions sociales, économiques, politiques et militaires pré-étatiques.

En 1948, parmi les quelques 600 000 juifs européens qui avaient immigré en Palestine, les survivants de l’holocauste étaient 120 000. La population d’Israël grossit rapidement au cours de ses premières années à mesure qu’arrivaient des immigrants. De nouvelles vagues de survivants de l’holocauste se montèrent à 300 000 mais il y eut aussi 475 000 juifs du Moyen Orient et d’ailleurs. Considérant l’idée sioniste que l’État juif devait fournir un refuge face à l’antisémitisme européen et un foyer national pour le peuple juif, ce fut un choc moral et politique pour le sionisme. L’idée était que si on le construit, ils viendront, mais ils ne vinrent pas par millions, même après la catastrophe humaine de l’holocauste générée par l’homme, qui anéantit six millions de Juifs.

Il ne s’agit pas de nier un lien historique entre les deux événements. Le lien premier entre l’holocauste et la création de l’État d’Israël est en rapport avec la temporalité. Bien que les bâtisseurs de l’État sioniste fussent, dans les premières décennies du vingtième siècle, unanimes quant à l’objectif ultime d’établissement d’un État juif en Palestine, ils n’étaient pas tous d’accord sur le moment idéal (ni sur l’étendue du territoire). De ce point de vue, l’holocauste a certainement conduit les dirigeants sionistes à insister sur l’urgence de l’État, par exemple pendant le programme de Baltimore de 1942, comme le fit l’annonce britannique de son plan de retrait de la Palestine en 1947. Pourtant, cela ne veut pas dire que l’un a été la conséquence de l’autre ; les plans et activités concernant la construction d’un État étaient bien avancés à ce moment-là.

Le deuxième lien est de l’ordre de la propagande politique : le lien entre l’holocauste et Israël est souvent évoqué pour dénoncer les critiques d’Israël comme antisémites et pour effacer du récit l’absence d’État et la diaspora du peuple palestinien. Voici deux ans, le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou est allé jusqu’à prétendre que ce seraient les Palestiniens qui auraient suggéré la solution finale à Hitler.

Que ce soit sous occupation ou dispersés dans leur propre diaspora causée par Israël, les Palestiniens imaginent parfois que si l’holocauste ne s’était pas produit, Israël n’aurait pas existé non plus. Plutôt que de se mettre à ré imaginer le passé, nous ferions mieux d’apprendre du passé afin de donner forme à un avenir pacifique et humain. Tout d’abord, le secret de la construction d’un État palestinien (quelle que soit la forme qu’il prenne), c’est la densité et la santé de son peuple, de ses institutions, et de sa société civile, tout comme la détermination de sa direction politique et de sa société civile à défier l’occupation israélienne et le déni des droits des Palestiniens. Ensuite, bien que l’holocauste n’ait pas été la cause directe de l’émergence de l’État d’Israël, nous devrions souhaiter sa disparition pour la seule raison qui importe : la morale.

Mouin Rabbani : Les répercussions de la paix séparée de Sadate

Le peuple palestinien semble avoir une relation difficile avec les années se terminant par le chiffre sept. Le Premier Congrès Sioniste s’est réuni dans la ville suisse de Bâle en 1897 ; 1917 a vu Arthur Balfour émettre son ignominieuse déclaration engageant la Grande Bretagne dans la transformation de la Palestine en un Foyer National Juif ; la Commission Peel, qui recommandait que Londres adopte la partition en tant que politique officielle, a publié son rapport en 1937 ; la Résolution 181 de l’Assemblée Générale de l’ONU recommandant la partition de la Palestine a été adoptée le 29 novembre 1947 ; et le mini-Etat qui en a résulté a occupé ce qui restait de la Palestine et d’autres territoires arabes en 1967. Cinquante ans plus tard, en 2017, il semble qu’il y soit installé de façon plus ou moins permanente. L’exception évidente dans ce schéma de perte et de tragédie, c’est 1987, l’année où l’Intifada, le soulèvement populaire dans le Territoire Palestinien Occupé, pour donner une fois encore aux Palestiniens, où qu’ils soient, l’espoir d’une libération nationale.

Une date manque souvent dans cette liste, c’est 1977, l’année où le leader égyptien Anouar El Sadate a lancé son initiative de paix séparée avec Israël. On présente couramment le « pèlerinage » autoproclamé de Sadate vers l’étreinte de Menachem Begin comme l’amorce pleine de promesses d’un processus de paix arabo-israélien qui a tourné à l’aigre par la suite. Nul besoin de recul pour comprendre que ce n’était pas, et ne pourrait jamais être, quoi que ce soit de la sorte.

Sadate avait passé la majeure partie des années 1970, et en particulier les années qui ont suivi la guerre d’octobre 1973, à reconfigurer l’Egypte. Jadis centre de gravité du monde arabe qui avait recherché et acquis une notoriété mondiale, c’est sous le leadership de Sadate que l’Egypte s’est graduellement réduite à un Etat satellite des USA et de l’Arabie Saoudite. Les réformes socio-économiques concomitantes – la politique de l’intifah – ont ouvert les portes de l’Egypte à tout coquin compère capitaliste prêt à payer les frais d’admission. Ces changements ont également provoqué, au début de 1977, une explosion de mécontentement populaire, sans précédent depuis le coup d’État de 1952, qui fut à deux doigts de mettre fin au gouvernement de Sadate. Son vol vers Tel Aviv plus tard cette année-là, a directement résulté de ces développements. Pourtant, l’impression d’inévitable dont son initiative a depuis été investie – présentée comme une conséquence logique et nécessaire des Accords de Désengagement du Sinaï de 1974-75 dans le sillage de la guerre arabo-israélienne d’octobre 1973 – équivaut à lire l’histoire à l’envers. Elle a pris ami comme ennemi par totale surprise pour une bonne raison.

D’un seul coup, le leader égyptien idiosyncratique et de plus en plus erratique a fait disparaître l’option militaire arabe contre Israël. En agissant ainsi, il a également privé l’OLP et les Etats arabes d’une option diplomatique crédible.

La conséquence immédiate fut l’invasion israélienne dévastatrice du Liban en 1982 et l’éviction du mouvement national palestinien du Liban. Une décennie plus tard, les accords d’Oslo en 1993 ne furent rien d’autre que l’élaboration du plan d’autonomie inscrit dans le traité de paix israélo-égyptien de 1979. Qu’Israël n’ait pas encore nommé une colonie d’après Anouar El Sadate est l’un des grands mystère de la région.

Si l’Egypte – comme elle a été sur le point de le faire – avait résisté à la tentation d’une paix séparée avec Israël à la fin des années 1970, le Moyen Orient serait aujourd’hui un endroit très différent et où il ferait meilleur vivre. Les Palestiniens et les Etats arabes auraient maintenu une option diplomatique crédible et auraient été en position d’appliquer une pression militaire significative si Israël avait refusé la réciprocité.

Jaber Suleiman : Réapprendre les leçons de la Première Intifada

La première Intifada de 1987 fut un modèle éclatant de lutte palestinienne contre l’occupation israélienne. Elle y a impliqué tous les segments de la population palestinienne et se caractérisa par son unité, son organisation et sa créativité. Elle a aussi fait revivre avec succès la cause palestinienne sur la scène internationale après que l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) ait été chassée de Beyrouth en 1982, perdant sa base.

Depuis lors, chaque fois que les Palestiniens se soulèvent contre l’occupation israélienne, nous nous demandons : Y aura-t-il une nouvelle Intifada – une troisième Intifada, étant donné que l’Intifada de l’an 2000 était la deuxième ? Certains analystes utilisent trop facilement le mot « intifada » pour se référer à toute action populaire prometteuse, telle que le mouvement des jeunes en 2015 et, plus récemment, la « vague de colère » à Jérusalem, qui s’est poursuivie de façon intermittente en 2017. Ceci souligne la position clé de la première Intifada, qui a duré trois ans. En réalité, on ne peut la comparer qu’à la grande révolte palestinienne de 1936-39. L’Intifada et la révolte ont toutes deux affronté le même sort tragique, même si c’était dans des circonstances historiques différentes.

Le leadership palestinien des années 1930 a répondu à l’appel des leaders arabes de mettre fin à la révolte pour bien écouter les « bonnes intentions de notre alliée la Grande Bretagne », qui s’était engagée à satisfaire les exigences arabes. En 1988, dans la deuxième séance de son Conseil National, l’OLP décida de tirer un profit politique de la première Intifada pour acquérir sa liberté et son indépendance. Elle pensait qu’elle avait fait entrer le combat chez eux et que l’Intifada avait fourni l’élan nécessaire pour installer le programme politique provisoire qu’elle avait adopté en 1974, qui impliquait l’installation d’une entité palestinienne sur toute partie de la Palestine qui avait été libérée. Le résultat fut la déformation d’un Etat, conséquence des Accords d’Oslo.

Etant donné que les circonstances de la révolte de 1936 n’étaient pas propices à la réalisation du droit des Palestiniens à l’autodétermination, pourquoi la première Intifada ne fut-elle pas capable de s’appuyer sur cette riche expérience pour échapper à son destin tragique ? Au lieu de cela, la première Intifada a subi le même sort parce qu’elle s’est trop hâtivement investie dans le processus d’Oslo, et le peuple palestinien continue d’en récolter les amères conséquences. On y trouve la division, la fragmentation et l’affaiblissement de son mouvement national après qu’il ait acquis, dans les années 1970, une place éminente parmi les mouvements mondiaux de libération nationale.

Cette question devient encore plus pressante au moment du centenaire de la Déclaration Balfour, alors que le malheureux processus de paix est arrivé au bout d’une impasse après deux décennies de vaines négociations. Sur le terrain, l’état de fait créé par les colonies israéliennes – et le refus d’Israël de se retirer de la terre occupée en 1967 – ont rendu la solution à deux Etats impossible. Aujourd’hui, il est urgent de se demander comment on pourrait appliquer les leçons de la première Intifada et de ses résultats à une juste résolution du conflit arabo-israélien.

* L’Histoire révèle combien il est important d’avoir une vision stratégique claire pour la lutte nationale palestinienne et de s’assurer que les mouvements tactiques alimenteront les mouvements stratégiques, et vice versa, à toutes les étapes de la lutte et à la lumière des changements sur le terrain et dans les alliances mondiales. C’est une garantie que, quelle que soit l’étape de la lutte, la convenance politique ne prendra pas la priorité sur les objectifs finaux.

* Il est vital de maintenir les fondements juridiques du conflit, qui se fondent sur les principes de justice inscrits dans la Charte des Nations Unies, qui se substituent au droit international selon l’article 1 de la Charte. Ceci assure que le terrain juridique pour les droits des Palestiniens n’est pas manipulé et que ces droits restent le point de référence de toute négociation. Ce ne fut pas le cas à Oslo.

* La direction palestinienne – actuelle ou future – devrait s’inspirer de l’esprit combatif dont le peuple a fait preuve pendant un siècle de résistance au projet sioniste. La direction devrait apprendre de ces expériences historiques à redonner force à sa foi dans le potentiel révolutionnaire du peuple palestinien et à empêcher une exploitation politique étriquée et à courte vue des importantes réalisations dans le combat qui fait du tort aux droits nationaux des Palestiniens.

Notes :

(1):  Le gouvernement britannique a adopté le Livre Blanc en 1939, et ce fut sa politique jusqu’à la fin du mandat britannique en 1948. Le Livre Blanc rejetait la partition et déclarait que le Foyer National Juif devait s’inscrire dans une Palestine indépendante dans le cadre d’une immigration limitée.

Présentation des auteurs :

Zena Agha

Zena Agha est la spécialiste de politique américaine d’Al-Shabaka : Réseau Politique Palestinien. L’expérience de Zena est centrée sur la politique, la diplomatie et le journalisme. Elle a précédemment travaillé à l’ambassade d’Irak à Paris, à la délégation palestinienne de l’UNESCO et à The Economist. Outre des articles d’opinion publiés dans The Independent, Zena a travaillé avec des médias dont El Pais, PRI’s the World, le Service International de la BBC et la BBC des pays arabes. Zena a obtenu la bourse d’études Kennedy pour étudier à l’université de Harvard où elle a terminé sa maîtrise d’études du Moyen Orient. Ses principaux intérêts de recherche portent sur l‘histoire moderne du Moyen Orient, mémoire et production narrative et pratiques spatiales.

Jamil Hillal

Conseiller politique d’Al-Shabaka, Jamil Hillal est un sociologue et écrivain palestinien et il a publié de nombreux livres et quantité d’articles sur la société palestinienne, le conflit arabo-israélien et les questions du Moyen Orient. Il avait, et a toujours, une bourse d’assistant principal de recherche dans un certain nombre d’institutions de recherche palestiniennes. Parmi ses récentes publications, on trouve des ouvrages sur la pauvreté, les partis politiques palestiniens et le système politique après Oslo. Il a rédigé Where Now for Palestine : The Demise of the Two-tate Solution (Z Books, 2007) [Où en est la Palestine : La Mort de la Solution à Deux-Etats] et avec Ilan Pappe Accross the Wall (IB Tauris, 2010) [A travers le Mur].

Rashid Khalidi

Conseiller politique d’Al-Shabaka, Rashid Khalidi détient la chaire Edward Saïd d’Etudes Arabes du département d’Histoire de l’université de Columbia. Il est l’ancien président de l’Association des Etudes sur le Moyen Orient, a été conseiller de la délégation palestinienne pour les négociations de paix arabo-israéliennes de 1991-93 et est le rédacteur en chef du Journal d’Etudes Palestiniennes. Khalidi est l’auteur de Brokers of Deceit : How the U.S. has undermined Peace in the Middle East (2013) [Courtiers en Tromperie : Comment les Etats Unis ont sapé la Paix au Moyen Orient] ; Sowing Crisis : American Dominance and the Cold War in the Middle East (2009) [Ensemencer la Crise : La Domination Américaine et la Guerre Froide au Moyen Orient] ; The Iron Cage : The Story of the Palestinian Struggle for Statehood (2006) [La Cage de Fer : L’Histoire de la Lutte Palestinienne pour un Etat] ; Palestinian Identity : The Construction of Modern National Consciousness (1997) [Identité Palestinienne : La Construction d’une conscience nationale moderne] ; Under Siege : PLO Decision-making during the 1982 War (1986) [En état de Siège : Prise de Décision de l’OLP pendant la Guerre de 1982] ; et British Policy towards Syria and Palestine, 1906-1914 (1980) [Politique Britannique envers la Syrie et la Palestine]. Il a écrit plus de 90 articles sur des aspects de l’histoire du Moyen Orient.

Najwa al-Qattan

Conseillère politique d’Al-Shabaka, Najwa al-Qattan est professeure associée d’histoire à l‘université Loyola Marymount de Los Angeles. Elle est diplômée de l’université américaine de Beyrouth, des universités de Georgetown et Harvard. Elle a écrit sur la cour musulmane ottomane, Juifs et Chrétiens dans l’Empire Ottoman, et la Grande Guerre.

Mouin Rabbani

Conseiller politique d’Al-Shabaka, Mouin Rabbani est un écrivain et analyste indépendant spécialisé dans les affaires palestiniennes et le conflit arabo-israélien. Il est chercheur éminent à l’Institut pour les Etudes Palestiniennes et Conseiller de Rédaction au Middle East Report. Ses articles ont aussi été publiés dans The National et il a fourni des observations au New York Times.

Jaber Suleiman

Conseiller politique d’Al-Shabaka, Jaber Suleiman est un chercheur/consultant indépendant en Etudes sur les Réfugiés. Depuis 2011, il travaille comme consultant et coordinateur pour le Forum de Dialogue Libano-Palestinien à l’Initiative Espace Commun, le Projet de Soutien UNDP sur la Recherche de Consensus, et la Paix Civile au Liban. Entre 2007 et 2010, il a travaillé comme consultant pour le programme palestinien de l’UNICEF dans les camps de réfugiés du Liban. Il a été Chargé de cours invité dans le Programme d’Etudes sur les Réfugiés, université d’Oxford. Il est également cofondateur de l’Association Aidoun et du Centre pour les Droits des Réfugiés/Aidoun, et il a rédigé plusieurs études qui traitent des réfugiés palestiniens et du droit au retour.

Nadia Hijab

Nadia Hijab est cofondatrice et Directrice Générale d’Al-Shabaka, Réseau Politique Palestinien, orateur public et commentatrice dans les média. Son premier livre, Womanpower : The Arab debate on women at work [Ressources Féminines : Le débat arabe sur les femmes au travail] a été publié par Cambridge University Press et elle est coauteure de Citizens Apart : A Portrait of Palestinians in Israel (I.B. Tauris) [Citoyens A part : Portrait des Palestiniens d’Israël]. Elle a été rédactrice en chef du magazine du Moyen Orient basé à Londres avant de travailler aux Nations Unies à New York. Elle est cofondatrice et ancienne coprésidente de la Campagne Américaine pour les Droits des Palestiniens et fait maintenant partie de son conseil consultatif.

Traduction : SF et J. Ch. Pour l’Agence Media Palestine

Source : Al-Shabaka

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