« Oui, Gaza est toujours en état de siège », par Ali Abunimah

 


À Rafah, les murs construits par Israël se trouvent toujours entre l’Égypte et les Palestiniens de Gaza.

Nous étions sur le plancher de bois d’une large plate-forme circulaire, assez grande pour accueillir deux voitures.

L’opérateur a pressé un bouton et un signal d’avertissement a retenti. Quelques secondes plus tard, la plate-forme s’est mise à descendre au fond de la cage aux parois cimentées, à l’aide  d’un système bien conçu de rails d’acier, de câbles et de moteurs de part et d’autre.

En moins d’une minute, nous étions au fond de la fosse, quelque trente mètres plus bas ; le ciel lumineux n’était plus qu’un simple cercle au-dessus de nous.

L’air était frais et moite et s’est encore refroidi lorsque nous sommes descendus de la plate-forme pour gagner l’entrée du tunnel, assez large pour accueillir une voiture.

Renforcé tous les deux ou trois mètres par des arches constituées de poutrelles d’acier en I et éclairé par des lampes électriques, c’était l’un des fameux tunnels qui relient la bande de Gaza et l’Égypte.

Mon excursion souterraine, voici quelques jours, avec d’autres membres de la délégation du Festival palestinien de littérature (palfest.org) à Gaza, était organisée pour nous par des membres de la communauté de la ville frontalière de Rafah.

« Nous sommes des lions ! »

Les travailleurs du tunnel et les forces de sécurité de la zone ne cessaient de nous rappeler de ne pas prendre de photos chaque fois qu’ils voyaient l’un de nous prendre son GSM – un souci de sécurité raisonnable étant donné qu’Israël a régulièrement bombardé les tunnels et que l’Égypte (sous les ordres des États-Unis) a tenté à plusieurs reprises de construire un mur souterrain en acier ou, comme c’est le cas avec l’actuel gouvernement égyptien, d’inonder délibérément les tunnels.

Suite aux effondrements en cours de construction ou aux bombardements, plus de 240 tunnels ont été détruits, dans cette zone.

Avant de descendre dans le large tunnel, on nous a montré l’entrée d’un tunnel plus petit qui  s’était écroulé deux jours plus tôt exactement, en pleine construction, tuant Hamada Abu Shalouf (19 ans), de Rafah.

À l’entrée de ce tunnel, j’ai demandé à l’un des jeunes ouvriers s’il n’avait pas peur de descendre sous terre. « Jamais ! », a-t-il dit. « Nous sommes des lions ! » Mais même un lion ne peut survivre une fois enterré vivant.

Qu’est-ce qui pouvait justifier le prix de la vie de Hamada et de tous ces fils, frères et pères avant lui qui sont morts afin de relier Gaza au monde extérieur ?

Toujours un lien de survie essentiel

Le commerce des tunnels : des sacs de blé égyptien à Gaza.

Selon certains rapports des médias, les tunnels pourraient avoir été une nécessité mais sont souvent décrits désormais comme des affaires de rapport permettant aux Palestiniens de Gaza d’importer des frivolités et des objets de luxe allant de l’iPad à la livraison de PFK (Poulet frit à la Kentucky = article de fast-food, NdT).

Alors qu’il ne fait pas de doute que de nombreux biens de consommation passent par les tunnels (et pourquoi pas ?), les proportions de ce que nous avons vu indiquent que le lien souterrain joue un rôle fondamental afin d’empêcher l’effondrement de l’économie de Gaza.

Les tunnels fonctionnent à une grande échelle dans une zone qui fut naguère résidentielle. En 2003-2004, des milliers d’habitations ont été démolies par Israël, dans ce secteur et nous n’étions pas très éloignés de l’endroit où Rachel Corrie a été tuée.

Aujourd’hui, la zone est occupée par de nombreuses installations, magasins et entrées de tunnel qui sont masquées par des porches ou des hangars en acier.

Nous avons vu des quantités impressionnantes de marchandises y entrer, principalement du gravier, du fer à béton, des sacs de ciment et des briques pour la construction. Certains tunnels acheminent de l’essence que l’on pompe à l’aide tuyaux et que l’on stocke ensuite dans de grands réservoirs à eau en plastique afin de la transporter ensuite aux quatre coins de Gaza.

Des treuils électriques suspendus au-dessus de cages profondes remontent d’énormes sacs de toile remplis de gravier. Ensuite, les travailleurs glissent les sacs de côté sous un rail en surplomb et vident le gravier dans des fosses situées plus bas. Le long d’une rampe, des camions descendent ensuite jusqu’aux fosses, on les charge et ils emmènent la marchandise. Tout est bien savamment conçu en vue d’une efficience maximale.

D’autres marchandises essentielles entrent par les tunnels. Entre autres, des générateurs qui contribuent à remédier aux pannes de courant qui, quotidiennement, aujourd’hui encore, laissent Gaza entre huit et douze heures dans l’obscurité ; des triporteurs de fabrication chinoise ou des mototaxis qui remplacent nombre de ces charrettes à âne omniprésentes à Gaza et servant à transporter les marchandises et les personnes.

Quant à dire que tout ce commerce couvre les besoins de Gaza – et sa population de près de 1,7 million d’habitants – je ne pourrais en juger. Il est évident que l’on construit, à Gaza, mais je ne parlerais pas de boum de la construction.

J’ai également vu de nombreux travailleurs occupés un peu partout à Gaza à manipuler les décombres des sites bombarder afin de recycler les blocs de béton et les armatures métalliques.

Cela suggère que tout ce qui vient par les tunnels peut ne pas couvrir les besoins ou, du moins, pas à un prix abordable pour les gens. Les gens de Gaza sont obligés de construire et de reconstruire sans cesse.

La question qui m’a frappé en voyant tout cela, c’est : Pourquoi ? Tout le monde sait que cela continue. Il n’est pas possible de dissimuler les opérations par les tunnels, à une telle échelle.

L’économie souterraine

En dépit de la violence gratuite que subissent les travailleurs des tunnels, si les autorités égyptiennes voulaient réellement fermer les tunnels pour de bon, elles savent où ils se trouvent et la zone dans laquelle ces tunnels fonctionnent est relativement limitée.

Et, dans ce cas, pourquoi l’Égypte ne laisse-t-elle pas tout simplement les marchandises circuler en surface ? Longtemps, le but d’Israël a été d’isoler Gaza économiquement, de se débarrasser de ce qu’il considère comme un fardeau (encore qu’on ne l’imaginerait pas en voyant les importantes quantités de biens de consommation israéliens dont Gaza est forcé de dépendre – au grand bénéfice des producteurs israéliens).


Des poulets congelés israéliens à vendre au supermarché d’Abu Dallal, dans le camp de réfugiés de Nuseirat.

L’Égypte refuse manifestement de permettre à Israël de lui faire endosser la responsabilité de Gaza. Les Palestiniens non plus ne veulent pas voir Gaza isolé politiquement et économiquement du reste de la Palestine (bien qu’ils veulent que soit mis un terme au siège et à la dépendance forcée vis-à-vis d’Israël !)

Et le nouveau gouvernement égyptien des Frères musulmans a poursuivi la politique de Moubarak consistant à agir comme un sous-traitant des États-Unis et d’Israël quand il s’agit des Palestiniens.

Tout cela empêche la frontière entre l’Égypte et Gaza de se muer dans un proche avenir en important carrefour commercial. Les tunnels, semblerait-il, sont un compromis qui coûte cher en vies humaines : les importations si désespérément nécessaires entrent, elles soutiennent l’économie, mais sans légitimité officielle ou sans céder aux intentions israéliennes d’isoler Gaza en permanence.

Sans aucun doute, les tunnels aident Gaza à survivre au siège en cours mais, selon Hamdi Shaqurra, du Centre palestinien des droits de l’homme (PCHR), le secteur privé de Gaza, l’épine dorsale de son économie, déjà fortement diminué par les restrictions et sanctions israéliennes, périclite de plus en plus.

« Nous sommes passés d’une économie formelle à une économie souterraine »
, nous a expliqué Shaqurra lorsque nous sommes allés lui rendre visite à son bureau à Gaza City.

Les conséquences à long terme de cette situation peuvent comprendre une aggravation de la régression et de la désinstitutionnalisation de l’économie de Gaza, tout en remettant des pans importants de cette même économie dans les mains d’organisations clandestines intallées de l’autre côté de la frontière.

Un siège contre le peuple et contre le savoir

Quand nous avons quitté Gaza mercredi, les participantes au Festival palestinien, l’écrivaine américano-palestinienne Susan Abulhawa et les journalistes égyptiennes Lina Atallah et Nora Younis, ont eu un aperçu de la réalité cruelle et arbitraire sévissant au carrefour de Gaza et décrite par Ayah Bashir.

« Plus de deux ans après le soulèvement en Égypte, le carrefour de Rafah reste une porte de prison », écrit Bashir, alors que les Palestiniens doivent mendier et implorer de façon humiliante pour pouvoir sortir à quelque fin que ce soit et, parfois même, pour pouvoir bénéficier d’un traitement qui leur sauvera la vie.

L’Égypte se montre la plus sévère à l’égard des hommes de moins de 40 ans, qui sont souvent refoulés sans raison. Cette politique, apparemment, est copiée sur celle d’Israël qui limite sévèrement les mouvements des Palestiniens de moins de 40 ans entre Jérusalem et d’autres parties de la Cisjordanie occupée.

Pendant que nous avons dû attendre trois heures – ce qui est relativement peu – dans le hall de départ égyptien, sale et plein de monde, avant de pouvoir quitter Gaza, j’ai parlé avec plusieurs Palestiniens qui attendaient, très nerveux, ne sachant pas si l’appareil sécuritaire, qui n’a toujours pas changé depuis l’époque de Moubarak, allait les laisser sortir.

Un jeune homme, étudiant en Allemagne, était allé en visite à Gaza parce que sa mère avait fait une attaque. Il m’a dit qu’il quittait toujours Gaza au moins 72 heures avant l’heure de son vol au Caire, parce qu’il ne savait pas combien de temps on allait le garder à la frontière. Lors d’une de ses visites, il avait même dû dormir pendant quinze jours au carrefour.

Aujourd’hui, je puis mieux comprendre les propos de Sameeha Elwan, l’une des personnes qui nous ont accueillis et qui, après notre départ, a écrit les lignes que voici :

« Hier, nous avons fait nos adieux à Susan, Ali, Lina et Nora, à l’issue des quatre journées d’activités du PalFest (Festival palestinien de littérature) à Gaza. Mais, même après leur départ, je puis toujours respirer l’atmosphère d’euphorie associée à leur présence qui remplissait l’espace. Pendant leur séjour, l’ambiance était surtout décontractée et ces sentiments intérieurs d’enfermement, d’emprisonnement, d’état de siège qui perturbe la normalité prétendue de notre vie quotidienne ont été soudainement Gaza n’était plus soumis à des frontières, ce n’était plus une enclave concentrationnaire, il n’était plus marqué par l’inéluctabilité de la mort et de la vie. Nous avions transcendé tout cela par le biais de  notre imagination au travers. Moi, du moins. »

Je ne souhaite qu’une chose, c’est que Susan, Lina, Nora et moi-même ayons réellement été à même de transformer ces réalités en passant ces quelques jours à Gaza. Néanmoins, les mots poignants de Sameeha reflètent les propos que nous avons entendus chez bien d’autres personnes.

Nous avons découvert l’angoisse des étudiants qui ont étudié tant et plus et qui ne voient pourtant qu’une chape d’acier pesant sur leurs ambitions et perspectives. Nous avons découvert la même angoisse chez des écrivains, des gens des médias et des activistes qui participaient aux ateliers du Palfest.

Et nous l’avons découverte aussi chez des universitaires, y compris le Dr Walid Amer, doyen de la faculté des Arts à l’Université islamique de Gaza, qui a parlé de la difficulté persistance de se procurer des livres, du matériel de recherche et des fournitures pour les 23.000 étudiants de l’université et tout le secteur de l’enseignement en général. Il est également impossible pour les universitaires de s’engager dans le moindre voyage de recherche ou tournée de conférences.

Et nous l’avons découverte aussi chez les éducateurs du Centre culturel Rachel Corrie au camp de réfugiés de Rafah, avec qui nous avons joué au jeu des chaises musicales.

Nous, les visiteurs, tenions le rôle des Gazaouis, et eux celui des assiégeants.

Mais le jeu était faussé : les assiégeants s’asseyaient avant l’arrêt de la musique – parfois même avant qu’elle commence – ou retiraient les chaises en dessous de nous si nous parvenions à nous asseoir. Ils ont bloqué nos gestes jusqu’au moment où nous avons finalement renoncé.

Et ils nous ont dit que, alors qu’un très grand nombre restait bien décidé à vivre son existence, certains jeunes de Gaza renonçaient et se mettaient à abuser du Tramadol, un calmant, afin d’endormir l’agonie d’une routine désespérante.

Le fait qu’une visite comme la nôtre, qui devait être si ordinaire et passer inaperçue, a semblé si extraordinaire aux yeux de Sameeha Elwan, est révélateur du poids de l’isolement que les gens de Gaza endurent.

Je perçois les propos de Sameeha comme un appel pour que nous tous, en dehors de Gaza, intensifions notre travail de solidarité avec ceux qui vivent en état de siège.

Isolés du reste de la Palestine

Après 1967, c’est-à-dire après avoir occupé la Cisjordanie et la bande de Gaza (ainsi que les hauteurs syriennes du Golan et le Sinaï égyptien), l’Israël actuel, la Cisjordanie et la bande de Gaza ont fonctionné dans une large mesure comme un seul territoire. Bien que manquant de droits fondamentaux, les Palestiniens pouvaient toujours voyager et travailler partout dans la Palestine historique.

« L’un des effets non désirés de l’occupation vue sous l’angle d’Israël », explique Hamdi Shaqurra, du PHCR, «  c’est qu’elle a renforcé l’identité et l’unité des Palestiniens sous occupation. »

À partir du début des années 1990, Israël s’est mis à séparer les Palestiniens les uns des autres et ce processus s’est accéléré après les accords d’Oslo, en 1993, et, une fois encore, en recourant au prétexte de la sécurité.

Avant 1990, environ 40 pour 100 des étudiants des universités cisjordaniennes venaient de Gaza. Aujourd’hui, ce nombre est retombé à zéro. « Israël pousse Gaza en direction d’une identité séparée », a ajouté Shaqurra.

Une chose frappante, en effet, c’est qu’il est très rare de rencontrer à Gaza un jeune Palestinien qui a mis les pieds dans une autre partie de la Palestine. Quand Shahd Abusalama est arrivée à Jérusalem et à Jaffa l’an dernier, et pour quelques heures, elle a écrit : « On aurait dit un rêve, un rêve si beau que je ne voulais plus me réveiller. »

Pour la plupart des Palestiniens à Gaza, c’est un rêve, apparemment irréalisable comme celui d’atteindre la lune.

Après ma visite, je puis mieux comprendre la pièce récente de Rana Baker, l’organisatrice du PalFest, sur sa propre lutte pour donner un sens à son identité palestinienne à Gaza et pour la conserver.

Gaza : une mise en garde et un espoir


Des fermiers moissonnent le froment à Khuza’a, à la milite orientale de Gaza, pendant qu’un travailleur espagnol de la solidarité, en vareuse orange, fait face à un mirador israélien, depuis lequel les soldats ouvrent fréquemment le feu.

Quand nous avons demandé à Shaqurra d’évaluer la situation des droits de l’homme à Gaza depuis l’attaque israélienne en novembre dernier, il a fait remarquer que les choses étaient presque revenues au statu quo d’avant la guerre : Israël bénéficie d’une trêve qui est rigoureusement observée par la camp palestinien, alors que le siège reste maintenu tel quel et qu’Israël ne paie absolument aucun prix politique.

Au lieu de « soulager » l’enfermement, comme la chose a été promise à plusieurs reprises, on l’a seulement institutionnalisé avec le consentement et la légitimation des Nations unies, de l’Union européenne et des autres organisations internationales.

Partout où Israël exerce le pouvoir sur les Palestiniens, il les a ramenés avec succès à leur seule vie quotidienne – leur prochain repas, leur prochaine paie, leur prochain permis –, à être trop préoccupés, trop affamés, mentalement plus encore que physiquement, à organiser avec succès leur résistance.

Tout ceci est le prix de la paix et de la tranquillité dont Israël a besoin pour poursuivre le projet qui importe réellement aux yeux du sioniste du 21e siècle : achever la colonisation de la Cisjordanie. Et qu’adviendra-t-il une fois que cette colonisation aura été réalisée ?

« Ce que je crains, c’est que, tôt ou tard, les dirigeants d’Israël n’infligent à certaines parties de la Cisjordanie ce qu’ils ont infligé à Gaza », a déclaré Shaqurra.

Prenons pas exemple la ville de Qalqilya. « Elle est entourée par un mur, exactement comme Gaza », a fait remarquer Shaqurra. « Israël pourrait proclamer Qalqilya zone séparée et dire : ‘Nous nous moquons de qui dirige Qalqilya tant que Qalqilya respecte les mêmes règles de jeu que Gaza.’ »

Tout ceci serait présenté – à l’instar du « retrait » de Gaza par Israël en 2005 – comme un acte de commisération de la part de la nation israélienne prétendant « Nous ne voulons pas être des occupants ». Mais la catastrophe pour les Palestiniens ne ferait que s’aggraver, avec une géographie et une identité aussi fracturées.

Je connais tout cela et, pourtant, je n’ai pas quitté Gaza en étant déprimé ou désespéré. Le sentiment avec lequel je suis reparti, c’est que, malgré toutes les difficultés auxquelles ils sont confrontés, les gens de Gaza ne se sont pas résignés qu’ils ne le feront jamais.

Ce que j’ai plutôt entendu de la bouche de plusieurs personnes à Gaza, c’est la crainte que le reste du peuple palestinien ne les oublie, ou abdique avant qu’eux-mêmes ne le fassent.

Publié sur The Electronic Intifadah, le 30 mai 2013. Traduction  : JM Flémal

source en français:

http://www.pourlapalestine.be
Toutes les photos ont été prises par Ali Abunimah.


Ali Abunimah, journaliste palestino-américain est le cofondateur de ’The Electronic Intifadaet auteur du livre « One Country : A bold Proposal to end the Israeli-Palestinian Impasse »

On peut suivre Ali Abunimah sur Twitter : @AliAbunimah


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