Pourquoi les Palestiniens doivent repenser leur gouvernance

Par Alaa Tartir, 19 mai 2019

« Un modèle de direction collective, loin des structures de l’AP et de l’OLP qui ont échoué, pourrait mettre les Palestiniens sur le chemin de l’auto-détermination. »

 

Le président palestinien Mahmoud Abbas 

Alors que des rumeurs circulent sur l’état de santé de Mahmoud Abbas, le débat fait rage dans les cercles politiques américains et israéliens sur qui succédera au président palestinien âgé de 83 ans.

Des organes de presse et des groupes de réflexion s’en sont mêlés, débattant sur les noms et présentant des candidats, et spéculant sur ce à quoi ressemblerait un possible processus de transition, ou une absence de processus. Avec leur mantra de la stabilité avant tout, les responsables palestiniens de la sécurité arrivent en tête des listes.

Mais d’un point de vue palestinien, cette dynamique devrait déclencher un débat sérieux et attendu depuis longtemps sur comment ré-envisager les régimes palestiniens de politique et de gouvernance, ainsi que toute la question de la direction politique.

Abolir le pouvoir à un seul homme

Trois choses pourraient aider à construire un régime politique inclusif et participatif, permettant aux Palestiniens de progresser dans leur chemin vers l’autodétermination, l’indépendance et une démocratie significative.

Tout d’abord, il faudrait remplacer le modèle de direction à un seul homme par une forme collective de direction. Le modèle avec un « dirigeant suprême » n’est pas seulement obsolète, dysfonctionnel et anti-démocratique, mais il a aussi mis à mal le combat des Palestiniens et leur projet de libération nationale.

Les Palestiniens, et leur chemin vers l’autodétermination, ont subi des conséquences négatives majeures dues aux différents styles de gouvernance personnalisée au cours des années (de l’Arafatisme, au Fayyadisme, à l’Abbassisme) et aux paradigmes de numéro en solo qu’ils ont adopté. Il est temps d’enterrer ce mode de gouvernance et d’envisager un modèle collectif de direction.

Quoique, en théorie, le modèle de direction de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) soit de nature collective, en pratique, il est tout sauf ça. C’est pourquoi l’OLP a été assimilée à l’Autorité Palestinienne (AP), et ensuite, pourquoi l’AP a été assimilée à Israël – la puissance occupante – dépouillant la population palestinienne de Cisjordanie et de Gaza de leur potentiel de transformation.

C’est aussi pourquoi les Palestiniens ont été exclus du coeur du régime politique palestinien et pourquoi ils sont toujours en fin de compte sous l’occupation israélienne et l’autoritarisme palestinien. Le modèle à un seul chef – fût-il le père de la nation (Yasser Arafat), le partenaire pour la paix (Abbas), ou le technocrate internationalement soutenu (Salam Fayyad) – a misérablement trompé le peuple palestinien.

Conseils de surveillance

Il est, par conséquent, temps de repenser les postes et les titres mêmes de président de l’OLP et de président de l’AP, et leurs attributs symboliques d’indépendance, et de les abolir complètement.

A la place, le peuple palestinien a besoin d’un comité de dirigeants élus – un petit groupe (idéalement quatre, représentant les deux genres) qui puisse former un bureau politique, chacun portant des responsabilités différentes mais complémentaires et un poids politique similaire. L’un pourrait s’occuper des affaires intérieures et sociales, l’autre des affaires extérieures et étrangères, l’un des affaires économiques et de développement, et l’autre des affaires concernant l’éducation et la jeunesse.

Cette division du travail au niveau de la direction permettrait de s’assurer que le projet national ne puisse être détourné par un dirigeant et son parti politique, sa vision et son programme. Il assurerait une meilleure responsabilité et transparence, et des effets de ruissellement positifs sur la vie quotidienne des Palestiniens.

Le bureau politique ne fonctionnerait pas dans le vide, mais au contraire serait soutenu par deux différents conseils de surveillance : l’un constitué d’anciens et l’autre de jeunes (de 35 ans maximum). Les deux conseils, avec égalité de genre et des représentants des différents groupes des parties prenantes, classes et localités – et pas plus de 15 membres par conseil, pour une durée de fonction de trois ans maximum – joueraient un rôle essentiel dans la formulation des stratégies et la surveillance de leur application.

Un gouvernement fantôme

Il serait certainement juste de demander : Quid du Conseil Législatif Palestinien (CLP) et du Conseil National Palestinien (CNP) ? Pourquoi ajouter plus de bureaucratie aux structures et à la bureaucratie apparemment complexes déjà existantes ?

Ces questions sont valables, mais j’avancerais que, précisément parce que ces conseils n’existent pas, ni le CLP ni le CNP ne sont ni efficients, ni efficaces, ni représentatifs, ni même légitimes. Le CLP et le CNP ont par ailleurs été facilement avalés par la politique des factions et les styles personnalisés de gouvernance.

Le nouveau gouvernement palestinien est-il condamné à échouer ?

Les deux conseils, des anciens et des jeunes, aideraient à consolider les fondements de la responsabilité à l’intérieur du système politique palestinien, y apportant les freins et les contrepoids indispensables. Leur rôle serait naturellement de surveillance et de conseil ; il ne s’agirait pas d’organes législatifs, exécutifs ou judiciaires. Mais leur pouvoir découlerait de leur capacité à démasquer les dirigeants, à soutenir les visions à l’échelle du pays et à faire rendre des comptes à chacun-e.

Troisièmement, les multiples organes présentés plus haut nommeraient un premier ministre pour former un gouvernement et un vice premier ministre, l’un de ces deux postes devant être tenu par une femme. Alors que le premier ministre choisit les membres du parlement et les autres dirigeants, l’opposition devrait s’organiser dans un gouvernement parallèle avec des postes fantômes, à l’exemple du modèle de Westminster.

Ce gouvernement fantôme ne serait pas un gouvernement à part entière, comme dans les démocraties bien installées, mais adapté aux réalités matérielles palestiniennes. L’idée serait d’assurer une meilleure prise en compte et une meilleure intégration dans les structures politiques palestiniennes.

Le chemin à suivre

Ce triangle de direction collective, les conseils des anciens et des jeunes et un gouvernement fantôme, peuvent paraître inatteignables étant donné les réalités actuelles de l’occupation israélienne, les divisions inter-palestiniennes, la fragmentation verticale et horizontale, le cadre des Accords d’Oslo, et la solution envisagée à deux Etats. Ce genre de projet peut sembler irréaliste, étranger aux réalités d’aujourd’hui et même, pour une grande part, généreux et naïf.

Il est pourtant évident que, ni les modèles de gouvernance de l’OLP et de l’AP, ni le cadre des Accords d’Oslo, n’ont amélioré le sort du peuple palestinien – alors pourquoi continuer à manoeuvrer dans ces cadres là, en essayant de réparer l’irréparable ?

Il est temps de trouver des modèles nouveaux et non conventionnels de direction palestinienne – une vision d’avenir que les Palestiniens pourraient collectivement poursuivre, au lieu de rester piégés dans un cadre politique pourri qui ne parvient pas à fournir des solutions significatives ou durables.

Les trois idées susmentionnées soulèvent un certain nombre de questions, y compris quels prérequis on devrait trouver pour assurer leur matérialisation, comment clairement définir un plan d’action, quels acteurs pour conduire le processus de changement, est-ce qu’elles marcheraient malgré l’occupation israélienne, et comment on les appliquerait, au-delà de Gaza et de la Cisjordanie, aux Palestiniens d’Israël et de la diaspora, entre autres questions.

C’est pourquoi nous avons besoin d’un débat sérieux sur les systèmes politiques et de gouvernance palestiniens. Ce processus est intrinsèquement lié au processus pour atteindre la liberté et l’autodétermination. Ce n’est qu’en envisageant différents modèles de structure politique que nous pouvons espérer transformer cette vision en réalité.

Les idées exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Alaa Tartir

Alaa Tartir est un conseiller de programme à Al-Shabaka, le Réseau Politique Palestinien, un chercheur associé au Centre des Conflits, du Développement et de Consolidation de la Paix (CCDP) à l’Institut des Hautes Etudes Internationales et de Développement (IHEID) de Genève, Suisse, et professeur invité à l’Ecole de Paris des Affaires Internationales (PSIA), Sciences Po. Tartir est le corédacteur de Palestine and Rule of Power : Local Dissent vs. International Governance [La Palestine et la Loi du Pouvoir : Dissentiment Local contre Gouvernance Internationale] (Palgrave Macmillan, 2019).

Lisez cette publication sur www.alaatartir.com.

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine

Source : Middle East Eye

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