Justice indivisible : Pourquoi ceux qui soutiennent la Palestine doivent se tenir aux côtés d’autres communautés opprimées

Nada Elia – 18 avril 2019

Les luttes et la solidarité entrecroisées reposent sur notre compréhension du fait que nous sommes enchevêtrés dans une toile mondiale.

Un « tremblement de terre » a éclaté au Congrès, a relaté Mondoweiss le mois dernier, alors qu’un projet de loi, initialement proposé par les leaders Démocrates pour condamner l’antisémitisme, a été substantiellement modifié, en quelques heures, après une intense activité de révision qui l’a dénoncé comme inapproprié.

Ce projet de loi a été rédigé dans l’intention de réduire au silence la députée du Minnesota Uhan Omar qui s’est retrouvée la cible d’attaques pour avoir dénoncé l’influence envahissante du Comité Américain pour les Affaires Publiques Israéliennes (AIPAC) sur la politique américaine et avoir parlé en faveur de la justice pour les Palestiniens.

Les organisateurs populaires antiracistes ont eu vite fait de détecter l’islamophobie et le racisme extrêmes derrière les attaques contre Omar – dont la plaidoirie pour d’autres communautés marginalisées n’avait pas attiré sur elle quelque ire « progressiste » que ce soit – et ont été outragés devant le texte d’un projet de loi qui dénonçait l’antisémitisme, mais pas le courant généralisé anti-noirs, anti-musulmans, anti-arabes et anti-immigrants qui se répandait dans la nation.

Etouffer la critique d’Israël

Ils ont maintenu que rien de ce que Omar avait dit ou écrit n’était de près ou de loin antisémite. Les attaques contre elle avaient un autre moteur, un moteur plutôt concerné par la volonté de mettre fin à la critique d’Israël que de protéger les Juifs.

Après tout, si ces Démocrates souhaitaient sincèrement sanctionner des antisémites, ils auraient émis un communiqué sur le président Donald Trump, et beaucoup d’autres, dont les déclarations ont des conséquences plus lourdes que quoi que ce soit qu’Omar pourrait dire.

Le pic de l’antisémitisme, ainsi que les attaques aux Etats Unis, a été lié à l’adoption du nationalisme blanc par l’administration Trump, plutôt que par quoi que ce soit que les leaders musulmans américains aient jamais avancé.

Le pic de l’antisémitisme, ainsi que les attaques aux Etats Unis, a été lié à l’adoption du nationalisme blanc par l’administration Trump.

Néanmoins, beaucoup ont exprimé leur déception devant le texte du nouveau projet de loi modifié, se plaignant qu’il « édulcore » la question en liant l’antisémitisme à l’islamophobie et à la xénophobie.

Certains voulaient que le projet de loi ne condamne que l’antisémitisme, comme le faisait le texte initial, d’autres pensaient que, alors que la condamnation du racisme anti-arabe et de l’islamophobie s’était beaucoup fait attendre, on ne devait pas l’associer à la dénonciation de l’antisémitisme.

Pourtant, le « tremblement de terre » – le moment de séisme politique que nous vivons aux Etats Unis – est particulièrement opportun pour mieux comprendre la lutte des Palestiniens dans le cadre du plus vaste contexte mondial de colonialisme de peuplement hyper-militarisé, de violence consentie par l’État contre des communautés privées de leurs droits, et de racisme politique institutionnalisé.

La plupart des militants qui ont été impliqués dans la lutte pour obtenir justice pour les Palestiniens sont familiers de ce que nous appelons le syndrome PEP : Progressiste Excepté pour la Palestine.

C’est le mur sur lequel nous butons quand nous discutons d’antiracisme, mais notre auditoire n’inclut pas la Palestine ; quand nous discutons de souveraineté indigène et d’autodétermination, mais nos partisans ne peuvent l’étendre aux Palestiniens.

PEPs contre POOPs

L’auteur Steven Salaita a récemment écrit un article au titre éloquent « Excepté pour la Palestine », dans lequel il met en question la possibilité d’être progressiste quand on exclut le combat des Palestiniens.

En fait, je crois vraiment que l’exclusion nie la revendication. La justice est indivisible : dès que nous la refusons à une population, nous en privilégions une autre, et ça, ce n’est pas la justice – c’est du racisme.

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Pourquoi la voix des noirs importe sur la Palestine

Mais le parti Démocrate généralement, à très peu d’exceptions près, ainsi qu’un large pourcentage de libéraux, est frappé de PEP : Ils sont progressistes, excepté pour la Palestine.

Ils n’ont critiqué Omar que lorsqu’elle a dénoncé les violations par Israël des droits fondamentaux des Palestiniens.

Un phénomène moins discuté dans les cercles militants palestiniens, c’est ce que l’on connaît sous le nom de POOP, ou « Progressive Only On Palestine » (progressistes uniquement sur la Palestine).

L’argument que donnent les POOPs, c’est que la Palestine présente des caractéristiques exceptionnelles : les Etats Unis sont directement impliqués dans le maintien de l’injustice et de l’occupation israéliennes (comme si les Etats Unis eux mêmes n’étaient pas une terre occupée), nos impôts financent les crimes israéliens (comme s’ils ne finançaient pas aussi les crimes américains, à la fois ici et dans le monde).

Et nous ne sommes pas des médiateurs équitables du conflit palestino-israélien (comme si nous l’étions dans la guerre de l’Arabie Saoudite sur le Yémen, ou dans les attaques militaires du Nicaragua et du Guatemala sur leurs populations indigènes appauvries).

Pourtant, de même que PEP est une impossibilité logistique, de même pour POOP.

On ne peut être « progressiste » et ne pas être opposé à toutes les formes de racisme, y compris le racisme anti-noirs, le racisme anti-immigrés, l’homophobie et la transphobie.

On ne peut croire à l’autodétermination pour la population indigène d’un pays – les Palestiniens dans leur propre terre natale – sans se tenir pour responsable de ce que l’on gagne à être un colon sur l’Ile de la Tortue.

On ne peut dénoncer le vol par Israël de la terre palestinienne et de ses ressources naturelles sans s’opposer au racisme environnemental et à la gentrification aux Etats Unis. Pourtant, certains pensent que lier nos luttes les édulcore, plutôt que de les renforcer et les enrichir.

Un combat commun

Mais ces combats sont une seule et même chose : si nous dénonçons la violence de l’occupation israélienne, nous devons dénoncer l’hyper-militarisation de la police américaine en tant que résultat de la mise en vigueur de l’entraînement des policiers en Israël, ou par des vétérans de l’armée israélienne.

Si nous dénonçons le vol des ressources naturelles palestiniennes par Israël, nous devons dénoncer le pipeline du Dakota qui coupe en deux la terre des Sioux.

L’eau c’est la vie en Amérique du Nord, comme c’est le cas en Palestine.

La vie des jeunes Américains africains détruite par la police raciste partout dans ce pays importe tout autant que la vie des Palestiniens détruite par les soldats et les colons israéliens.

La réponse aux attaques israéliennes et américaines contre la Palestine en 2019 ? La solidarité internationale.

Comprendre que nous sommes dans un combat commun n’est pas commode que lorsqu’il s’agit d’expliquer l’injustice contre la Palestine aux PEPs, qui peuvent mieux faire le lien quand nous leur parlons des parallèles entre la criminalisation des gens de couleur aux Etats Unis et la criminalisation des Palestiniens par Israël.

Cela devrait aussi aider les POOPs, qui ont beaucoup de mal à saisir l’importance des combats communs contre un plus grand oppresseur.

Cette compréhension de la lutte conjointe devient tous les jours plus évidente dans le militantisme et l’organisation de dirigeantes musulmanes, telles que Linda Sarsour, Rashida Tlaib et Omar, qui dénoncent haut et fort la politique réactionnaire d’Israël, mais s’élèvent aussi – et au moins autant – contre le racisme dans tous ses aspects, dont l’antisémitisme, et en faveur des luttes progressistes pour l’égalité et la justice aux Etats Unis, à la frontière USA-Mexique, et au Yémen, en Iran, au Venezuela et autres pays.

Dénoncer toutes les formes de racisme

Souvenons nous, après tout, que Tlaib n’a pas été élue pour sa position sur la Palestine, mais pour son militantisme et son organisation ancrées localement dans sa ville de Détroit.

Ses électeurs ont été de façon prédominante des Afro-Américains, et beaucoup d’entre eux n’avaient peut-être aucune familiarité avec la Palestine jusqu’à après son élection – mais ils ont voté pour elle parce qu’elle se battait contre la gentrification et le racisme environnemental dans sa ville.

Le militantisme d’Omar avant son élection se focalisait sur le logement, les droits des immigrés, l’éducation publique entièrement financée et les soins de santé pour tous. Elle n’a été attaquée que lorsqu’elle s’est exprimée en faveur des droits des Palestiniens, mais nous ne pouvons ne la soutenir que pour sa position sur la Palestine et ignorer les autres causes très importantes dont elle s’occupe.

L’intersectionnalité n’est pas à sens unique, et la solidarité ne devrait pas faire l’objet de transactions : Je signerai votre pétition si vous signez la mienne

La nécessité de dénoncer et de s’opposer à toutes les formes de racisme, de sexisme, de xénophobie, de préjugés de classe et autres doit aussi nourrir le militantisme des POOPs, qui ont besoin de comprendre que la Palestine n’est pas une exception, et que la relier à d’autres combats n’est pas une édulcoration, mais un engagement décisif.

L’intersectionnalité n’est pas à sens unique, et la solidarité ne devrait pas faire l’objet de transactions : Je signerai votre pétition si vous signez la mienne.

Les luttes et la solidarité entrecroisées reposent sur notre compréhension du fait que nous sommes enchevêtrés dans une toile mondiale, que la justice est indivisible et que, si nous ne nous dressons pas tous ensemble en travers des frontières arbitraires d’Etat-nation, de religion, d’ethnicité et de sexualité, alors nous sommes une partie du problème.

Défenseurs des droits de l’Homme

Cette appréhension a été clarifiée dans une récente interview avec Nadia Ben Youssef, codirectrice du projet Justice d’Adalah, qui a expliqué qu’Adalah n’avait pas accueilli l’année dernière un seul événement consacré à la Palestine seule.

Vidéo : « L’antisionisme n’est pas identique à l’antisémitisme. » C’est pourquoi confondre les deux pourrait être problématique.

Au lieu de cela, elle a travaillé en partenariat avec d’autres organisations progressistes et pour la justice raciale.

« Notre théorie du changement tout entière peut être distillée comme une sortie de l’exception d’Israël-Palestine, a expliqué Ben Youssef, qui a ajouté : « Je ne veux pas davantage de militants pour les droits des Palestiniens, je veux davantage de défenseurs des droits de l’Homme. »

Et cela a été exprimé très récemment par Alexandria Ocasio-Cortez, qui a tweeté : « Pour le dire simplement, je ne crois pas qu’il faille mettre les enfants en cage. Valeur plutôt simple. Cela m’est égal que ce soit des gosses américains, des gosses mexicains, des gosses palestiniens. Je vote aussi contre son financement à la frontière des Etats Unis. Ce ne sont pas mes valeurs. Ce serait contraire à mes valeurs que ce soit financé où que ce soit. »

Ces jeunes dirigeantes, organisatrices et militantes émergentes, qui reconnaissent l’interconnectivité de la lutte conjointe des populations privées de leurs droits et dont les valeurs sont enracinées dans l’indivisibilité de la justice, donnent aux communautés marginalisées l’espoir en des temps autrement très difficiles.

Les vues exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Nada Elia

Nada Elia est une écrivaine palestinienne et une commentatrice politique, qui travaille actuellement à son deuxième livre, Qui appelez vous « Menace Démographique ? », Notes de l’Intifada mondiale. Professeure de Genre et d’Etudes mondiales (à la retraite), et membre du Collectif de Pilotage de la Campagne américaine pour le Boycott Académique et Culturel d’Israël (USACBI).

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine
Source : Middle East Eye

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