Pourquoi nous continuons à marcher à Gaza

Abdalrahim Alfarra – The Electronic Intifada – 17 août 2018

Un manifestant brandit le drapeau palestinien lors de la Grande Marche du Retour, près de Khan Younis, le 11 mai (Ashraf Amra/APA Images)

J’étais assis derrière mon bureau dans le supermarché de ma famille à Khan Younis, le 14 mai, quand mon cousin Ali s’est approché de moi.

Il y a un nouveau rassemblement de prévu à al-Faraheen pour la manifestation de la Grande Marche du Retour ce jour-là, me dit-il. Est-ce que je viens avec lui ?

« Non, je préfère celui de Khuzaa où nous allons d’habitude » je lui réponds.

Ali insiste alors pour aller à al-Faraheen, et il décide d’y aller avec son ami Saed. Il reste avec moi jusqu’à ce que je ferme le magasin puis nous partons chacun de notre côté. J’appelle mon ami Ahmad pour aller à Khuzaa.

À la manifestation, nous retrouvons la même chose que d’habitude : des bombes lacrymogène tombant dru, nous laissant à peine capables de respirer ou de parler ; des ambulances et auxiliaires médicaux se déployant de tous côtés ; et le son des balles réelles passant en sifflant.   

Le son d’une balle provoque des sentiments contradictoires. Nous savons tous qu’elle va frapper quelqu’un. Mais si nous l’entendons, c’est que nous sommes en sécurité, tout comme lorsque nous entendons un obus, cela veut dire qu’il a explosé, mais pas sur nous.

Grièvement blessé

À un moment, mon téléphone se met à sonner. Je vois le nom de mon frère sur l’écran. Avant que je n’aie le temps de dire quoi que ce soit, il me presse de venir à l’Hôpital européen, « Viens maintenant, Ali a été abattu ».

Je me mets à courir sans réfléchir. Ahmad me suit et nous nous précipitons à l’hôpital dans un taxi. Là, nous passons au milieu de la foule, des cris, du sang sur les vêtements et les lits, des hommes et des femmes qui pleurent.

« Ali Firwana ? », demandé-je en haletant à la femme derrière le bureau de réception.

« Deuxième étage, en chirurgie » me répond-elle.

Toute la famille, les amis d’Ali et d’autres, tous sont là à attendre, craintifs et soucieux. Le temps semble s’accélérer. Tout va vite. Des auxiliaires médicaux arrivent avec des blessés sur les brancards, s’affairant d’une pièce à l’autre. Un médecin se montre à intervalles réguliers exhortant les gens à donner de leur sang. « Nous avons besoin de sang ! Ceux qui peuvent donner du sang, suivez-moi s’il vous plaît ! ».

Nous avons déjà fait un don mais ils n’arrêtent jamais d’en demander.

Finalement, un médecin sort de la salle d’opération. « L’état d’Ali est critique. Soyez patients et priez pour lui ».

Plusieurs heures plus tard, ils le transfèrent à l’unité de soins intensifs. Il est conduit à l’USI où nous n’avons pas le droit de le rejoindre.

 

Le cousin de l’auteur, Ali Firwana, lors d’une manifestation précédente (Abdalrahim Alfarra).

La paralysie

Ali va rester dans le coma pendant environ un mois. Quand il se réveille, il est en état de choc, le regard fixé sur les tubes d’alimentation et de respiration reliés à son corps, il est incapable de prononcer un mot. Au début, il ne veut pas croire que son coma a duré tout un mois. Il nous dit n’avoir dormi que pendant une journée.

C’est plusieurs jours plus tard, quand le diagnostic de paralysie est confirmé, qu’il nous faut dire à Ali qu’il ne pourra plus bouger ses jambes.

Je ne peux pas imaginer quelle serait ma réaction si cela m’arrivait à moi. Certainement que je perdrais tout espoir. Pourtant, Ali reste optimiste, et courageux. Il m’encourage à continuer de participer aux manifestations. Quand un camarade de classe vient le voir à l’hôpital, et qui lui demande s’il veut y retourner, il répond sans aucune hésitation, « Absolument ».

Pour Ali et pour moi, la Grande Marche du Retour est un rêve. Nous sommes ici, nous, les Palestiniens, tous ensemble, tous exigeant le droit des réfugiés au retour dans leurs foyers et sur leurs terres d’où ils ont été expulsés par les forces sionistes en 1948. Nous tous, ensemble, demandons la levée du blocus d’Israël sur Gaza, blocus qui en est à sa onzième année. Tous, nous sommes unis contre le déplacement de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem.

Je suis très motivé par la nécessité que le reste du monde voie les manifestations du point de vue des Gazaouis. Ils ne sont pas assez nombreux les militants ici à pouvoir raconter notre histoire en anglais aux peuples de l’étranger et à révéler comment la terreur et l’inhumanité d’Israël percutent nos vies.

La Grande Marche du Retour incite des milliers de Palestiniens de Gaza à manifester en faveur de nos droits. Mais elle en est arrivée à un coût élevé. Plus de 125 Palestiniens ont été tués durant les manifestations, et plus de 5000 ont été blessés par des munitions de guerre.

Par centaines, ils sont confrontés à une invalidité, par dizaines, des bras et des jambes ont été amputés, et au 3 juillet, au moins 10 manifestants sont restés paralysés du fait de leur blessure.

« Je meurs »

Selon le neurologue de l’hôpital, une balle explosive a atteint la moelle épinière d’Ali, lui causant la perte de deux vertèbres et des dommages au foie, au diaphragme et aux poumons.

Il est finalement transféré dans un centre de réhabilitation de la Société du Croissant-Rouge palestinien. Chaque vendredi, lorsque les employés de la clinique ont un jour de congé, nous l’amenons à la maison. Je l’entends pleurer, crier et hurler de douleur la nuit.

« Ramène-moi à l’hôpital. Je ne peux pas  supporter cette douleur. Je meurs. Ramène-moi, s’il te plaît ! ».

Je me sens impuissant. Je ne sais pas comment soulager sa douleur. Mon cœur se déchire à chaque cri.

Profitant d’un moment de calme, je lui demande ce qui est arrivé à l’instant où il a été blessé.

« Il y avait des tirs nourris » me dit-il. « Nous nous étions couchés au sol pour nous protéger. Les soldats nous regardaient et leurs armes étaient fixées sur nous. Et il y a eu un tireur d’élite qui nous a abusés, il nous a fait signe que nous pouvions quitter l’endroit sans crainte.

« J’ai pris alors une décision que je vais regretter le restant de ma vie : je me suis fié à lui. Quand je me suis levé, la douleur a été comme un coup de foudre qui brûlait les profondeurs de mon corps. J’ai senti que chaque partie de mon corps était littéralement en feu.

« À ce moment-là, je n’ai pas peur de la mort. C’est à ma mère que j’ai pensé tout au long ! À ma mère ! Juste à ma mère et à rien d’autre que ma mère ».

Espoir contre espoir

Ali est l’unique enfant de sa mère ; son mari l’a abandonnée alors qu’elle était enceinte. Ali devait obtenir, ce semestre, son diplôme du Centre de formation professionnelle de la communauté de Gaza avec une spécialisation en mécanique automobile. Ce tireur d’élite fourbe a saboté son projet qu’il avait de consacrer sa vie au soutien de sa mère. 

Le jour où j’ai questionné Ali à propos du tir qui l’avait touché, nous étions dans la maison où il vit avec sa mère. Mon oncle a ouvert leur réfrigérateur pour n’y rien trouver d’autre qu’un morceau de fromage et du pain congelé.

J’ai été choqué de réaliser qu’ils vivent dans une pauvreté extrême. Ils n’ont jamais demandé à être aidés. Nous sommes pauvres nous aussi, mais je pense que la faute nous revient de ne pas avoir posé de questions sur leur situation.

Ali est soigné maintenant en Égypte. Sa mère et ses oncles sont avec lui. Ils ont reçu de l’aide par une organisation caritative ainsi que du gouvernement de Gaza.

Ali a besoin d’une intervention chirurgicale. Il espère toujours pouvoir bouger ses jambes. Il espère toujours jeter un défi à la balle traîtresse tirée par un tireur d’élite sans pitié, et à un monde qui répond aux crimes d’Israël par un silence consternant.

Abdalrahim Alfarra est un militant palestinien de Gaza.

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Traduction : JPP pour l’Agence Média Palestine

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