Préserver la culture palestinienne, une graine à la fois

Joshua David Stein13 juillet 2018

Le weekend dernier, Vivien Sansour, fondatrice de la Palestine Heirloom Seed Library [Bibliothèque de graines patrimoniales de Palestine], a fait une brève escale à New York, en route depuis sa maison de Beit Jala, une petite ville de Cisjordanie, vers New Haven, Connecticut, une petite ville de la côte est [des Etats-Unis]. Cette semaine, elle donne une conférence au Musée américain de la Palestine, récemment ouvert, sur sa mission, qui est de préserver et de diffuser les variétés [de graines] presque éteintes des agriculteurs palestiniens. Elle parlera de l’histoire de blés comme le « Handsome Dark One » ; des pastèques légendaires comme les J’adii; des khyar abyad, des concombres blancs d’une grande saveur ; et des tomates Baladi, un type connu pour sa résistance. Ce ne sont pas seulement les graines qui ont besoin d’être sauvegardées, mais aussi les agriculteurs, dont les terres ont été volées, l’eau déviée et qui ont eux-mêmes été déracinés. Mais elle était à New York, elle avait faim et nous nous sommes donc retrouvés dans le Bay Ridge, à Tanoreen, un des rares restaurants palestiniens de New York et de loin le meilleur.

La propriétaire de Tanoreen, Rawia Bishara, est née à Nazareth et a suivi son mari aux Etats Unis en 1973. En 1998, après avoir élevé deux enfants, elle a ouvert l’endroit qui offrait alors seulement dix places. Bishara est une femme élégante et royale qui tient le restaurant, maintenant agrandi, avec sa fille, Jumana Bishara. Comme beaucoup de Palestiniens, une douce tristesse l’enveloppe comme un brouillard tandis qu’elle va et vient dans la salle à manger. C’est la tristesse d’une femme loin de son foyer, la mélancolie des dépossédés, et elle diffuse son sourire éclatant qui rayonne plutôt qu’il ne brille.

Les personnes bien informées commandent dans le menu du jour de Tanoreen, qui change tout le temps. C’est là qu’on trouve les poivrons makdous, hybride entre les recettes de famille de  Rawia et les tendances pimentées de ses chefs Latinos. Les brillants poivrons poblano et jalapeño sont rôtis et farcis avec un mélange traditionnel de noix, de piment rouge et de harissa épicée. C’est aussi là qu’on trouve le molokhia, une sorte de mauve égyptienne autrefois consommée par les rois.  Falafels et houmous sont aussi sur le menu. Même s’ils sont délicieux, ils ne représentent que le niveau 0 de la cuisine, les bâtonnets de poulet panés du Levant.

  

Poivrons makdous jalapeño et poblano  (à gauche) et boulettes de kibbeh à Tanoreen. Kyle Books / Photos par Con Poulos

Le menu est un manifeste pour l’identité à part entière des Palestiniens. «  J’ai détesté la manière dont on nous regardait et dont nous étions perçus, en tant que Palestiniens », nous a expliqué Bishara. « C’est tellement faux et il n’y avait aucun moyen d’arranger cela, sauf face à face Ils doivent voir que nous ne sommes pas ce qu’ils pensent que nous sommes. » Ce qui sort de la cuisine est de la nourriture palestinienne maison  — d’innombrables variantes de riz et d’agneau, façonnées en boulettes de kibbeh  et farcies dans des aubergines et des poivrons ; du nakanek, une saucisse d’agneau faite maison constellée de pignons de pin ; du houmous nature ou avec des betteraves — et cela ne peut que conduire celui qui les goûte à imaginer les maisons palestiniennes avec les mères palestiniennes dans les cuisines palestiniennes ou, dans le cas de Bishara, avec les pères palestiniens également. «  Mon père avait toujours coutume d’aider ma mère », dit-elle à l’occasion d’un de ses passages à notre table,  « mais il fermait la porte de la cuisine pour que personne ne puisse le voir ».

Ce projet d’humanisation a marché, avec certaines limites. « Il arrive encore de temps en temps que des gens entrent et demandent à ma mère d’où elle vient », explique  Jumana Bishara, qui a obtenu un master en Etudes sur le Moyen-Orient à l’université américaine du Caire avant de rejoindre l’entreprise familiale il y a dix ans. « Elle répond ‘de Palestine’, et il disent que la Palestine n’existe pas. Bon, ils sont ici, et ils mangent de la nourriture qui vient de quelque part. » 

 

Jumana Bishara et Rawia Bishara de Tanoreen. Kyle Books / Photos par Con Poulos

Cette négation du pays prend une forme plus concrète dans le travail de Sansour. De son enfance, Sansour a le souvenir des anciennes terrasses qui faisaient des collines de Beit Jala de verts tapis. (En fait, Beit Jala signifie «  vert tapis » en araméen.) « Quand la maison me manque », me dit-elle, « c’est le son d’une pierre frappant l’écorce d’une amande qui me manque ».  Sansour est une jolie femme aux yeux noisette et à la peau mate portant une chemise de lin blanc avec des broderies de fleurs colorées. Le jour où je l’ai rencontrée, elle portait une paire de boucles d’oreilles où se balançait le khamsa, l’ancien symbole protecteur,  un collier avec le khamsa, et de lourds bracelets ornés du khamsa tintaient à ses poignets tandis qu’elle désignait l’un des excellents vins de Tanoreen, un mélange Hamdani Jandali de la vallée de Crémisan en Cisjordanie. « Toute la région est confisquée maintenant », dit-elle d’un ton neutre. « Tout le vignoble a été confisqué. Il a disparu ».

Après avoir étudié l’anthropologie à l’université d’East Carolina et travaillé avec des agriculteurs en Uruguay, Sansour a eu un choc quand elle est retournée chez elle en 2013 après des années à l’étranger. « Tout ce que j’ai vu, c’était du béton, du béton, du béton. Des terrasses de béton. » Disparus les abricots et les amandiers bien-aimés. Les vergers étaient remplacés par un essaim dense d’appartements construits pour héberger les Palestiniens poussés hors de leur terre par l’occupation. Ce petit ghetto était maintenant entouré d’un anneau de colonies israéliennes qui tenaient le haut de la vallée, menaçantes comme une armée d’invasion. Les agriculteurs avec qui Sansour avait grandi étaient pour la plupart devenus des journaliers dans les exploitations d’agriculture industrielle détenues par des Israéliens à proximité. La Bibliohèque de graines a commencé par la recherche de la carotte pourpre.


Un vert champ de blé abu samra dans le village de Nus Ijbail, Cisjordanie. Vivien Sansour

«  Quand j’étais jeune », explique Sansour au moment où arrive un plat de kibbeh cru, l’agneau hâché comme un tapis rose sous un brin de menthe et des montagnes d’oignons émincés, « ma mère farcissait ces carottes pourpres d’agneau et de riz et les servait avec une sauce au tamarin.  Mais quand je suis revenue, je n’ai trouvé les carottes nulle part. » Finalement Sansour a trouvé un vieux fermier qui en cachait une caisse dans son camion.  « J’avais l’impression de faire du trafic de drogue », dit-elle. Le fermier a accepté de lui vendre deux carottes qu’elle a immédiatement plantées dans la maison de sa famille, sur l’un des rares tapis verts restants à  Beit Jala. La graine de la résistance avait été plantée.

«  Retirer aux gens la possibilité de produire leur nourriture a été l’écrasement du dernier bastion de la communauté », dit Sansour. «  Avec chaque moisson venaient une tradition, une pratique, une histoire de qui vous êtes. Et donc avec chaque moisson perdue, ce n’est pas seulement la biodiversité, mais aussi la diversité culturelle qui est perdue ». La Bibliothèque des graines patrimoniales est animée du même esprit que le mouvement du « Slow Food » en Italie ou les jardins communautaires à New York et, dans une certaine mesure,  que le mouvement « de la ferme à la table » dans tout le pays. C’est l’idée que personne ne peut être vraiment libre s’il n’a pas le souveraineté sur sa nourriture. Donc Sansour a commencé à sillonner la Cisjordanie, cherchant les graines conservées dans les tiroirs à bric-à-brac de vieux agriculteurs et les ramenant à force de soins à la vie.

  Des fèves Artasi de la Palestine Heirloom Seed Library à Beit Jala. Vivien Sansour

Elle s’est mise à la recherche de ces variétés, comme Alan Lomax l’a fait pour le blues du Delta ; comme le blues, ces graines sont le fruit de la souffrance et de l’imagination et, comme le blues, elles sont divines et axées sur la vie. « Les agriculteurs se situent entre les artistes et les scientifiques » me dit Sansour. « Le seul fait que ces variétés existent, on le doit à des générations d’agriculteurs palestiniens qui n’ont jamais cessé d’expérimenter, qui n’ont jamais abandonné la terre ». Des blés comme le « Handsome Dark One » ont été cultivés génération après génération. Pourtant, c’est cette humanité même, ce lien humain à la terre même que les occupants israéliens ont l’obsession de détruire, que ce soit en encerclant les colonies par des pins qui rendent le sol incultivable ou par des murs et des barrières qui excluent les Palestiniens de leurs villages ancestraux. La lutte anticoloniale est à la fois une lutte pour la terre et une lutte des cœurs. « On nous dit tout le temps que nous sommes de la merde » dit Sansour. « Nous devons être comme des occidentaux pour avoir quelque valeur. Mais quand vous réalisez que votre grand-mère et vos arrière-grand-mères ont fait pousser ce blé et que c’est grâce à votre grand-mère et à vos arrière-grand-mères que le monde mange des cookies et de la pâtisserie, cela fait un grand changement. Vous commencez à penser : « d’abord je ne suis peut-être pas de la merde » et ça c’est la vraie résistance ».

À ce moment précis arrive Rawia Bishara, derrière une caravane de bars rayés, ornés de pommes de terre en sauce tomate ; une petite assiette de légumes marinés étonnamment brillants ; et un trio de petites courges dont le corps évidé contient une farce d’amandes et d’agneau. Des volutes de vapeur s’élèvent du poisson et des courges quand nous découpons leur chair tendre. Habituellement simples récipients à farcir, ces courges ont vraiment un étonnant air de courges. Elles ne sont pas seulement un contenant mais ont une valeur en elles-mêmes. Le secret, dit Rawia, est qu’elles sont cultivées par un agriculteur palestinien en Pennsylvanie selon une méthode antique de Ba’al. L’agriculture de Ba’al, explique Sansour tandis que Bishara observe, est ainsi nommée d’après le mode cananéen de fertilité et de destruction, connu de nous sous le nom de Belzébuth, et c’est une technique de culture dans laquelle les plantes poussent sans irrigation artificielle. Avant l’irrigation, Ba’al a été  pour un temps une nécessité et maintenant que l’eau de Cisjordanie est détournée vers les colonies, c’est de nouveau une nécessité. Mais cette technique donne des produits bien plus savoureux, des légumes qui ont dû  lutter pour survivre et qui ont trouvé, dans cette lutte, un moyen de prospérer. « L’idée d’oser essayer quelque chose dans le désert est en soi diablement révolutionnaire » dit Sansour. Et le fait de pouvoir essayer quelque chose comme ça à Tanoreen est une révolution, une résistance et au moins une petite victoire dans Brooklyn.

Traduction : CG et SF pour BDS
Source : Village Voice

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