À la mémoire de Felicia Langer, première avocate à amener l’occupation devant les tribunaux

Michael Sfard  – 24 juin 2018

Felicia Langer était une survivante de l’Holocauste, une communiste, et l’une des première avocate israélienne à défendre les habitants palestiniens des territoires occupés devant la Cour suprême israélienne. Elle est décédée en Allemagne, la semaine dernière.

L’avocate Felicia Langer en 2008. (UNiesert, Wikimedia CC BY-SA 3.0)

L’avocate israélienne des droits de l’homme, Felicia Langer, est décédée jeudi en Allemagne.

Langer était une militante pour les droits de l’homme et pour la paix, une communiste, et elle fut l’un des premiers avocats à représenter les habitants palestiniens des territoires occupés devant les tribunaux israéliens. À la Cour suprême d’Israël, elle fut la pionnière de pratiques juridiques qui aujourd’hui semblent naturelles et évidentes mais qui, autrefois, étaient considérées comme scandaleuses. Elle fut la première à contester l’expulsion des dirigeants politiques palestiniens hors de Cisjordanie, la première à contester la pratique par l’armée de la démolition des maisons des Palestiniens soupçonnés d’activités militantes, la première à accuser le Shin Bet de torturer les détenus, et la première à lutter contre la pratique de la détention administrative.

À cette époque, ils étaient peu nombreux les avocats israéliens qui étaient prêts à représenter les Palestiniens. Langer – une avocate juive, née en Pologne et survivante de l’Holocauste qui a émigré en Israël, rejoint le Parti communiste, et défendu les Palestiniens – est devenue une personnalité détestée du grand public. C’était une juive et une femme qui avait uni ses forces à « l’ennemi arabe ». Quand je l’ai interviewée durant mes recherches pour mon livre, Le Mur et la Porte, elle m’a dit qu’il y a eu des périodes où des chauffeurs de taxi à Jérusalem ont refusé de venir la chercher, où les menaces à son encontre étaient si graves qu’elle avait été contrainte d’engager un garde du corps, qu’elle avait dû retirer l’enseigne de son cabinet à Jérusalem, et que ses voisins lui avaient demandé d’effacer les mots « vous allez bientôt mourir », qui avaient été tagués sur la porte de son cabinet, parce que « ce n’était  pas esthétiquement agréable ».

Langer s’est battue, presque seule, contre les dirigeants du système judiciaire de l’époque, contre des gens qui avaient un pouvoir politique et public énorme, comme le juge Meir Shamgar et le procureur de l’État (et plus tard, juge à la Cour suprême) Mishael Cheshin. Les audiences dans les dossiers de Langer étaient controversées. Elle n’hésitait pas à accuser l’establishment d’avoir commis des crimes contre ses clients et à présenter ceux-ci – dont certains étaient des membres de la direction palestinienne dans les territoires occupés, comme le maire de Naplouse, Bassam Shaka, et le candidat à la mairie d’Hébron, Hazmi Natcheh – comme des victimes d’un régime maléfique.

Au fil des années, d’autres ont suivi le sentier que Langer avait balisé. Les premiers d’entre eux furent Leah Tzemel, Elias Khoury, Raja Shehadeh, et Avigdor Feldman. Beaucoup d’autres depuis les ont rejoints, car le sentier de Langer était devenu une route, puis une autoroute. Mais, dans les années 1990, elle en est arrivée à voir cette autoroute comme une feuille de vigne – que le système judiciaire était en train d’exploiter les procédures judiciaires à des fins de relations publiques et de propagande en faveur d’Israël. Elle a alors fermé son cabinet et est partie en Allemagne, où elle continua de se battre contre l’occupation et de lutter pour la paix et la coexistence.

Felicia Langer sort de la Haute Cour à Jérusalem, après l’audience du recours contre l’expulsion de Bassem Shaka. Le 22 novembre 1979. (Herman Hanina)

Ce qui suit est un extrait du livre Le Mur et la Porte : Israël, Palestine, et la bataille juridique pour les droits de l’homme (Metropolitan Books, 2018) :

Les vieux habitants de Jérusalem vous diront que l’hiver de 1968 fut particulièrement dur et enneigé. Et ils savent que lorsqu’il neige à Jérusalem, Hébron est généralement couverte de blanc. Au cours de cet hiver 1968, ces deux villes bibliques et la route qui les relie étaient recouvertes de neige. Mais ni la neige, ni les routes alors impraticables n’arrêtèrent Felicia Langer. Avec sa détermination célèbre, elle décida de prendre la route glissante et de rouler depuis son cabinet dans le centre de Jérusalem jusqu’au poste de police d’Hébron. Un cheik palestinien de Jérusalem-Est était venu à son cabinet en pleine tempête et lui avait dit que son fils, qui revenait juste d’étudier en Turquie, avait été arrêté et conduit au poste de police d’Hébron. Quand les parents ont fait parvenir des vêtements propres à leur fils, par l’intermédiaire des autorités de l’établissement de détention, ils reçurent, en retour, un balluchon infect qui contenait une chemise ensanglantée. Ils n’avaient aucune idée de ce qui était arrivé à leur fils et ils étaient très inquiets. Ayant été engagée par le père pour représenter son fils et aller le visiter, Langer ouvrit un dossier et elle marqua dessus le numéro 1, c’était le premier dossier qui impliquait un sujet de l’occupation. Ce client numéro 1, fils d’un cheik de Jérusalem-Est, sera le premier des centaines, et peut-être des milliers, de Palestiniens que Langer représentera devant les autorités israéliennes au cours des vingt-deux années qui allaient suivre.

La police et la prison d’Hébron se trouvaient dans un vieil immeuble du centre de la ville, le Taggart Building, du nom d’un officier de police britannique qui était devenu expert dans la répression des insurrections en Inde et qui avait conçu des postes de police fortifiés dans toute la Palestine historique pour les forces de Sa Majesté. L’armée israélienne était le troisième régime à utiliser la structure, après les Britanniques eux-mêmes et les Jordaniens.

Une fois arrivée, Langer chercha non seulement le fils du cheik, mais aussi deux autres clients, ‘Abd al-‘Aziz Sharif et Na’im ‘Odeh, tous deux membres de mouvements communistes palestiniens de la région d’Hébron. Contrairement au fils du Cheik qui, Langer le découvrira lors de sa visite, était soupçonné d’appartenance au Fatah et d’infiltration dans le pays, les deux communistes n’étaient soupçonnés de rien du tout. Ils avaient été arrêtés en vertu de pouvoirs spéciaux stipulés dans les Règles de Défense (d’urgence) votées par le Mandat britannique et qui lui survivaient encore longtemps après. Ces règles permettent une détention « préventive » (ou administrative), destinée non à répondre à un acte déjà commis, mais à faire cesser un risque potentiel posé par le détenu. Les détenus administratifs ne sont ni accusés ni soupçonnés de quoi que ce soit, et ils peuvent être maintenus en détention sans jugement ni inculpation portée à leur encontre. Les clients de Langer, Sharif et ‘Odeh, devaient être les premières gouttes de pluie d’une mousson de détentions administratives qui allait inonder la Cisjordanie et la bande de Gaza.

Langer est née en Pologne, au début des années 1930. Presque toute sa famille a été exterminée dans l’Holocauste. Elle et ses parents ont réussi à échapper aux nazis en partant en URSS, mais son père fut victime du régime de Staline. Il mourut peu de temps après avoir été libéré, en très mauvaise santé, du goulag soviétique où il avait été détenu dans des conditions épouvantables. Néanmoins, Langer devint une communiste fervente. Après avoir immigré en Israël, elle avait rejoint le Parti communiste local et elle devint une militante cruciale. Elle a commencé à pratiquer le droit en 1965 et, pendant un certain temps, elle a travaillé dans un cabinet d’avocats à Tel Aviv, en tant qu’associée, plaidant toutes sortes dossiers, mais immédiatement après la guerre de 1967, Langer va décider de consacrer son cabinet à la représentation des Palestiniens vivant sous l’occupation et elle ouvrit son propre cabinet, à Jérusalem.

À la fin des années 1960, elle était l’un des rares avocats à représenter les habitants de la Cisjordanie. La plupart d’entre eux étaient des citoyens palestiniens d’Israël, presque tous ayant des liens avec le Parti communiste d’Israël (connu sous le nom de Maki). À l’époque, les factions communistes étaient profondément ancrées dans les centres urbains palestiniens et les rapports existant entre les mouvements communistes israéliens et ceux de la Cisjordanie et de la bande de Gaza ouvrirent la voie à des avocats d’Israël pour représenter les habitants palestiniens sous l’occupation. Suivant l’exemple de Langer, ces avocats jetèrent la base d’un travail préparatoire pour un militantisme juridique étendu qui se poursuit encore aujourd’hui, un militantisme marqué par le partenariat, par des batailles juridiques sisyphéennes, et par une confiance accordée quotidiennement par les Palestiniens à ces avocats israéliens, dont certains étaient juifs, pour les représenter devant les institutions israéliennes, et principalement la Haute Cour de justice. Cette confiance et ce partenariat se sont maintenus pendant cinq décennies d’occupation : même dans les moments les plus durs, quand il sembla que tous les ponts entre les Palestiniens et les Israéliens avaient été brûlés ou bombardés, la solidarité dans la lutte contre les violations des droits de l’homme n’a pas faibli.

Langer est arrivée en Israël en 1950, après avoir vécu les années difficiles de la guerre en URSS où, comme nous le savons, sa famille avait fui depuis la Pologne. Son père avait été envoyé au goulag pour avoir refusé de devenir un citoyen soviétique (il craignait de ne pouvoir rentrer en Pologne après la guerre). Après sa mort, fin 1944, Langer et sa mère durent lutter pour subvenir à leurs besoins dans des conditions extrêmement difficiles, vendant leurs quelques biens pour survivre. Quand la guerre a pris fin, Langer rentra en Pologne où elle rencontre son futur époux. Sa mère, qui s’était remariée, avait émigré en Palestine ; Langer et son mari ont répondu à ses appels et finalement, l’y ont suivie.

Au début des années 1960, Langer réalisa un rêve, et, ce qui était inhabituel à l’époque pour une femme qui avait un enfant, elle s’inscrivit à la Faculté de droit de l’Université hébraïque de Tel Aviv. Son passé l’obligea à représenter les plus faibles, à combattre pour les gens qui, comme sa famille et elle-même, ont été victimes de la méchanceté d’un gouvernement. Elle étudié le droit pour mettre en pratique sa vision du monde, qui s’était cristallisée durant la guerre, pour contester la discrimination et l’injustice. Au milieu des années 1960, Langer était devenue une avocate qualifiée, mais ses tentatives pour trouver un travail dans le secteur public échouèrent.

Langer affirme qu’elle a été radiée en raison de ses convictions marxistes et de son appartenance au Maki, le Parti communiste d’Israël à l’époque. Elle n’eut d’autre choix que de se tourner vers le secteur privé. Mais là, elle se trouva confronté à un autre obstacle – sa propre conscience. Après avoir refusé de représenter un homme qui était proxénète et qui essayait d’échapper au paiement d’une pension alimentaire, elle se rendit compte qu’il lui fallait monter son propre cabinet si elle voulait sélectionner ses dossiers selon ses nombreux principes. Dans son cabinet, Langer représenta des clients qui étaient alignés sur ces engagements idéologiques : des manifestants détenus, des femmes dont les droits avaient été violés, et des citoyens arabes d’Israël en conflit avec les autorités. Cela se poursuivit jusqu’en 1967 quand, en l’espace de six jours, un million et demi de Palestiniens tombèrent sous l’occupation israélienne. À une époque où la société israélienne, avec ses nombreux survivants de l’Holocauste, était convaincue de l’idée que la morale de la montée des nazis, de leur conquête de l’Europe, et de la Solution finale était que ce qui restait de la population juive était obligé de construire un pays invincible qui protégerait les juifs de la victimisation, Langer tirait une leçon différente : toute discrimination ou occupation était lourde de danger, pas seulement par les Allemands, et pas seulement contre les juifs.

Représenter les Palestiniens soudainement tombés sous le régime militaire israélien, un régime avec des généraux tout-puissants, était l’accomplissement même de l’objectif pour lequel elle avait étudié le droit. Les seuls avocats à représenter les personnes occupées à l’époque étaient une poignée d’Israéliens palestiniens. Langer était loin du défenseur typique des Palestiniens : une femme, une communiste, et une juive européenne. Avec son accent polonais et sa maîtrise du latin, son partenariat avec les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza pourrait bien avoir été la vision la plus étrange du Moyen-Orient. Pour donner accès aux habitants de la Cisjordanie, Langer loua un petit cabinet rue Koresh à Jérusalem, qui sera sa base principale pour les vingt-trois prochaines années. Elle devint rapidement synonyme de lutte pour les droits des Palestiniens. Pour d’autres, elle fut une traîtresse et une sympathisante de l’ennemi.

En 1990, après une longue carrière de batailles publiques et dramatiques avec les autorités, Felicia Langer ferma son cabinet de Jérusalem et quitta Israël pour prendre un poste d’enseignante en Allemagne. Dans une interview avec le Washington Post, Langer y déclare : « Je ne pouvais plus être une feuille de vigne pour ce système ».

Michael Sfard est un avocat israélien spécialisé dans la défense des droits de l’homme, et l’auteur de « Le Mur et la Porte : Israël, Palestine, et la bataille juridique pour les droits de l’homme » (Metropolitan Books, 2018).

 

 

 

Traduction : JPP pour l’Agence Média Palestine

Source : +972 blog

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