70 ans de Nakba: De là où ils sont, quelle voie pour les Palestiniens ?

 

Par Amal Ahmad, Irene Calis, Haidar Eid, Razi Nabulse –  Al-Shabaka – 15 mai 2018

 

Un manifestant palestinien porte un drapeau palestinien pendant l’attaque des troupes israéliennes lors d’une manifestation pour la Grande Marche du Retour en Cisjordanie dans le village de Bilin près de Ramallah. 13 mai 2016. Photo de Shadi Hatem.

Les Palestiniens n’ont peut-être jamais eu autant besoin d’une vision à long terme afin de donner forme à leur lutte. Face au 70ème anniversaire de la Nakba, ou la catastrophe et la création de l’État d’Israël, le 15 mai, ils sont aussi face à une multitude de circonstances et d’actions qui menacent de faire dérailler la quête de leurs droits.

Ces circonstances et actions, ce sont notamment la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël et le déplacement corollaire de l’ambassade américaine, les projets israéliens d’annexer la Cisjordanie et la violence continue d’Israël envers les Palestiniens de Gaza qui manifestent pacifiquement contre les conditions scandaleuses dans lesquelles ils vivent et qui revendiquent leur droit au retour sur les terres dont ils ont été chassés en 1948. Au moment de publier ce texte, les snipers israéliens avaient tué plus de 90 Palestiniens de Gaza et blessé des milliers.

Dans ce contexte, nous avons demandé aux analystes de Al-Shabaka de proposer une vision qui puisse trouver un écho auprès du plus grand nombre de Palestiniens – des partisans d’un État ou de deux, des réfugiés, des exilés, des citoyens d’Israël, ou ceux qui sont sous occupation et assiégés – et d’esquisser quelques voies pour aller d’ici à là.

Razi Nabulse recommande d’utiliser la Nakba elle-même en la considérant non seulement sous l’angle de la commémoration mais aussi comme un système destructif et une manifestation continue de l’essence du sionisme, que les Palestiniens doivent démanteler. Irène Calis fait écho à Nabulse avec l’argument que les Palestiniens doivent reconnaître que le problème n’est pas l’occupation mais le sionisme et elle propose un recalibrage collectif et stratégique de l’action politique qui soit centré sur le sionisme, la décolonisation et l’émancipation.

Amal Ahmad en appelle aux Palestiniens pour qu’ils formulent des stratégies au lieu de se fixer sur des solutions, en se concentrant sur les intérêts stratégiques d’Israël et en comprenant qu’Israël voit les Palestiniens, où qu’ils soient, comme une menace pour leurs intérêts. Haidar Eid exhorte aussi à une vision qui inclue tous les segments de la population palestinienne, argumentant contre la réduction du projet sioniste à une occupation militaire d’une partie de la Palestine historique. Il insiste sur les revendications du mouvement BDS – liberté, justice et égalité pour tous les Palestiniens – comme exemple de voie pour aller de l’avant.

Razi Nabulse: La Nakba : la voie à suivre

Soixante-dix ans après la Nakba, la question centrale reste : la Nakba est-elle une commémoration ou un système qui continue à gouverner le présent et à formater le futur ? Peut-être la dimension la plus caractéristique de la Nakba est-elle sa capacité à être les deux à la fois. C’est d’abord la mémoire de la création de l’État juif aux dépens des structures palestiniennes physiques, sociales et politiques. Les structures sionistes fondées à la suite de la Nakba ont pourtant continué à démanteler le reste des structures palestiniennes. La Nakba représente donc la commémoration de la création du système qui a mis en œuvre la politique de nettoyage ethnique et de démantèlement.

Écrire sur la Nakba, à ce stade, c’est écrire sur son rôle potentiel dans la reconstruction du projet national palestinien, projet qui s’est effectivement effondré. La Nakba pourrait-elle constituer le fondement d’une telle démarche ? Cette question peut ne pas offrir de connaissance nouvelle dans l’étude de la Nakba, mais elle revêt un caractère politique et appelle une réponse politique. Le fondement comprendrait les deux parties de la Nakba : un retour historique qui pose la question de la commémoration, et aussi un objectif stratégique pour démanteler l’État juif et ses structures. Délibérer de cette question dans des cercles palestiniens est en soi un saut qualitatif dans la pensée politique à travers lequel les Palestiniens peuvent surmonter les obstacles qui ont miné le système politique palestinien.

Les décennies écoulées depuis la Nakba ont été caractérisées par la fragmentation et par un écart progressif des définitions claires du conflit. Le moment est politiquement adéquat pour les Palestiniens pour faire un retour sur la Nakba en tant que chapitre du conflit palestino-sioniste qui reflète le plus clairement son essence : un mouvement colonialiste qui cherche à éliminer l’existence des Palestiniens, physiquement et symboliquement.

Cette compréhension devrait donner forme aux dispositions politiques nécessaires à créer une plateforme politique œuvrant  à contrecarrer les objectifs sionistes qui n’ont été que partiellement atteints en 1948 et qui demeurent jusqu’à ce jour. Le mouvement sioniste continue certes, avec les mêmes institutions et le même esprit colonial sur la base duquel il a été institutionnalisé après la Nakba, les organisations sionistes qui ont parrainé la Nakba continuent de fonctionner en Cisjordanie et dans le Néguev, et le cadre idéologique duquel l’État tient la légitimité de son existence  – un État démocratique pour tous les Juifs – demeure.

Les Palestiniens doivent se retourner vers la Nakba comme le chapitre du conflit palestino-sioniste qui en retient le mieux l’essence.

Voir la Nakba comme un événement ponctuel et une commémoration plutôt qu’une manifestation continue de l’essence du sionisme est donc insuffisant et la question qui devrait être posée n’est pas sur le passé mais sur le présent et le futur : y aura-t-il une nouvelle Nakba ?

Israël ne cherche pas à annexer la population de Cisjordanie ni à imposer sa souveraineté juridique sur ces zones densément peuplées. Israël n’est pas non plus intéressé aux solutions à un ou deux États. Il n’a laissé aucune bande de terre qui pourrait former une entité politique palestinienne en contiguïté en Cisjordanie et il a scindé Gaza et l’a mise sous blocus. Israël travaille plutôt à un projet plus vaste qui est d’étendre ses frontières et de chasser une autre grande partie de la population palestinienne.

Ainsi, Israël n’est concerné que par le contrôle du plus grand espace possible avec le moins possible de Palestiniens, et il y travaille activement. En pratique, cela a incité Israël à chasser les Palestiniens dans le but d’établir une entité « démocratique » dans laquelle les Palestiniens constituent une minorité sous hégémonie juive. L’expansion de cette entité en taille et en influence est l’obsession constante et centrale d’Israël.

Irene Calis: Bien poser le problème

Les Palestiniens sont à un tournant dramatique : toute perspective tournée vers l’avenir exige de mettre fin aux stratégies habituelles. Il n’est plus possible d’échapper aux répercussions d’une approche en termes de « résolution de conflit » dans une situation de colonialisme de peuplement fondée sur l’effacement du peuple indigène. Sans des changements radicaux dans la pensée et l’action collectives, les Palestiniens se rapprochent toujours plus de leurs frères et sœurs indigènes nord-américains dans un état colonial, sans avenir post colonial dont on puisse parler.

Les approches en termes de statu quo font non seulement défaut aux Palestiniens, elles agissent activement contre les buts de la libération. Les Palestiniens doivent se réapproprier le pouvoir d’imaginer ce qu’on peut attendre ou on de l’élite politique et des institutions encore ancrées dans les conséquences de la colonisation.

Cela commence tout d’abord par « bien poser le problème ». Comme avait averti Steve Biko, la question centrale de l’Afrique du Sud de l’apartheid n’était pas le système d’apartheid lui-même mais la vision du monde de la suprématie blanche sur laquelle il était basé. Son appréciation politique a anticipé ce qu’il s’est passé après 1994 : le démantèlement du cadre politique de l’apartheid n’a pas concerné les privilèges des blancs qui continuent à délimiter les chances de vie des corps noirs.

L’avertissement de Biko est toujours visionnaire pour les Palestiniens. L’investissement illimité dans le « processus de paix » et dans l’approche étatique a distrait les Palestiniens du côté illogique du fait de l’engagement dans une telle entreprise, dans une relation indigènes-colons. Avec l’Autorité Palestinienne (AP) et d’autres corps institutionnels, des années ont été investies sur l’idée fausse que la paix et l’État pouvaient être négociés dans le contexte d’une colonie de peuplement. Les Palestiniens ne peuvent plus négliger la donnée de base qui est que contrer la colonisation doit précéder toute initiative de construction étatique.

L’État n’est pas synonyme de paix : ces termes ont fait faillite parce qu’ils ne se confrontent pas à l’idéologie sous-jacente à l’effacement des Palestiniens ni aux pratiques coloniales de l’État israélien. Le problème, en d’autres termes, n’est pas l’occupation, mais le projet sioniste. Tout résultat dans lequel le sionisme reste privilégié en tant qu’idéologie bienveillante ou juste, assure un avenir de maintien du statu quo actuel pour les Palestiniens.

Le sionisme requiert la déshumanisation des Palestiniens. Donc, bien poser le problème – le sionisme et non l’occupation – est essentiel aux démarches stratégiques palestiniennes. À travers l’espace et le temps, tous les Palestiniens sont une « menace pour la vie quotidienne israélienne, selon une mythologie dans laquelle ils ne devraient pas exister. C’est intrinsèque à l’ordre politique d’Israël et c’est le fil qui unifie la diversité de l’expérience palestinienne.

Bien poser le problème requiert aussi une estimation collective honnête du rôle de l’AP dans la perpétuation du statu quo colonial et comme obstacle clef à des solutions alternatives. Comme avec l’ANC d’Afrique du Sud aujourd’hui, l’AP s’appuie sur ses origines anticoloniales comme base de sa crédibilité. C’est devenu un mythe éculé qui doit être regardé en opposition à son véritable héritage quant aux objectifs palestiniens pour la libération. L’argument selon lequel l’AP est indispensable à un avenir pour la Palestine va contre l’évidence de sa complicité dans la structure coloniale, de ses orientations hiérarchiques et élitistes séparées des revendications de la vie ordinaire, et de son rôle actif pour écraser la résistance populaire. Nous renforçons la légende aux dépens de nos avenirs politiques.

Les Palestiniens n’ont certes pas besoin de dirigeants qui courtisent le coupable. Ce qu’il faut c’est un programme politique, avec au cœur même de ce programme, une perspective sociale d’émancipation humaine. Ce programme politique sera réalisé par les efforts de héros de tous les jours plutôt que par des élites politiques, en partenariat avec des initiatives populaires dans le monde. Ces efforts vont d’abord revendiquer l’émancipation des Palestiniens au lieu d’être détournés de cet objectif par un modèle colonial de domination indirecte.

Alors qu’il n’y a pas d’avancée claire d’une lutte anticoloniale, des orientations concrètes existent, que les Palestiniens peuvent adopter, dans le sens d’une nouvelle perspective politique. Elles comprennent un réajustement stratégique de l’action politique centrée sur le sionisme (pas sur l’occupation), sur l’anticolonialisme (pas sur l’État) et sur l’émancipation (pas une paix en faillite).

Les Palestiniens doivent articuler leurs ressources avec d’autres luttes d’autochtones contre le colonialisme et faire attention aux clignotants de l’équivalent d’un « statut définitif ». Toute voie alternative nécessite de ré imaginer de façon radicale ce qui est pensable et ce qui est impensable, au-delà de ce qui a été circonscrit. Personne ne peut nous donner notre avenir préféré.

Amal Ahmad: des stratégies, pas des solutions 

Le peuple palestinien va commémorer la Nakba dans des conditions terribles et qui empirent. S’il y a quelque chose à apprendre des 70 ans passés, c’est l’importance vitale de comprendre les objectifs et les stratégies de l’État israélien, de manière à formuler et mettre mieux en œuvre une stratégie de résistance prospective. Il n’est pas évident, pour autant, que ce point soit pleinement apprécié dans l’administration politique palestinienne.

En dépit de signes évidents qu’aucun État palestinien souverain ne se profile, d’importantes questions doivent être débattues plus vigoureusement par les Palestiniens à l’intérieur et en dehors des territoires occupés, notamment : quel bénéfice Israël retire-t-il de sa stratégie de « solution de pas d’État » ? Quels sont les objectifs stratégiques nationaux d’Israël ? Comment une occupation en cours contribue à, et ne freine pas, ces objectifs stratégiques nationaux ? Israël voit-il le « problème » palestinien de façon distincte par région géographique ou tous les Palestiniens font-ils partie de la même menace ?

Les dangers pouvant survenir si on néglige d’évaluer correctement les intérêts stratégiques d’Israël et si, à l’inverse, on trompe les espoirs et les aspirations des Palestiniens à obtenir des réponses, sont visibles dans la faillite spectaculaire du « processus de paix » d’Oslo. Alors que l’évidence historique indiquait le manque total d’intérêt de la part d’Israël pour un État souverain palestinien, l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) / Autorité Palestinienne (AP) cherchant désespérément un résultat positif et aidée en cela par la communauté internationale, a investi 20 ans dans une grande illusion qui a fait reculer les Palestiniens en termes d’unité, de direction et de pouvoir de négociation. Les mauvaises appréciations sont particulièrement nuisibles aux Palestiniens, étant donné les conditions extrêmement mauvaises de leur émergence et la présence d’une dépendance de trajectoire : la fragmentation et la perte de pouvoir de négociation se propage encore davantage, ce qui fait un piège dont il est de plus en plus difficile de se défaire.

Par suite, en avançant, des discussions sur les stratégies plutôt que sur les solutions sont susceptibles de porter plus de fruits, avec peut-être comme sujet le plus important, les mérites d’une posture d’élaboration stratégique orientée fragmentation versus unification. Encore une fois, le point de départ, ici, ce ne sont pas les espoirs et les souhaits des Palestiniens mais plutôt la compréhension de la façon dont Israël voit ses intérêts stratégiques. Par exemple, comprendre qu’Israël voit tous les Palestiniens (dans les territoires occupés, en Israël et dans la diaspora) comme faisant partie de la même menace à ses intérêts stratégiques, crée un impératif supplémentaire, à savoir que les Palestiniens, où qu’ils soient, devraient, en  dialoguant entre groupes, mettre en lumière ce qui les lie ensemble – comme le fait qu’ils sont tous confrontés aux aspects de l’oppression due au maintien par Israël de différences entre les droits de Juifs et des non-Juifs dans le territoire sous son contrôle.

Les Palestiniens doivent utiliser ce commun comme plateforme pour formuler une perspective qui soit plus susceptible de remporter des succès politiques que celle de ses prédécesseurs. Une telle pensée structurée et stratégique n’est pas un moyen sûr de remporter quelque « victoire » que ce soit, vu le caractère extrêmement défavorable de l’environnement extérieur, mais elle fournit quelque espoir de sortir du piège dans lequel les Palestiniens se trouvent partout aujourd’hui.

Haidar Eid: Des droits pour tous les Palestiniens

Proposer une perspective d’avancée pour la cause palestinienne arrive dans un moment significatif et dangereux. Les États Unis – le « médiateur  du processus de paix » – a reconnu Jérusalem comme capitale de l’État d’Israël, le Département d’État américain ne considère plus la Cisjordanie comme un territoire occupé, la question des réfugiés n’est considérée que sous l’angle humanitaire et le siège de Gaza est un fait désormais normalisé, y compris parmi les Palestiniens.

Le rapport de 2017 de la Commission Sociale de l’ONU pour l’Asie Occidentale a nommé Israël un État d’apartheid fondé sur la division du peuple palestinien en quatre segments : les réfugiés, les résidents des terres occupées en 1967, les résidents des terres occupées en 1948 et les résidents de Jérusalem. Une solution juste de la question palestinienne doit donc prendre en compte les quatre segments de population comme un seul peuple palestinien.

Tandis que la direction de l’OLP a mis en avant un soi-disant projet national palestinien, elle a échoué à générer un plan démocratique de libération qui tienne compte de tous les Palestiniens. Le projet national contient une contradiction interne structurelle dans son appel à l’établissement d’un État sur 22% de la Palestine historique tout en demandant le retour des réfugiés dans un État qui se définit lui-même non pas comme l’État de ses citoyens. La faiblesse structurelle réside aussi dans la plateforme de l’élite dirigeante qui omet de mentionner la troisième composante du peuple palestinien : les Palestiniens vivant sur les terres occupées en 1948. Cette faillite du projet national palestinien est essentiellement enracinée dans la réduction du projet sioniste à une occupation militaire d’une partie de la Palestine historique, seulement habitée par un tiers du peuple palestinien.

Il est temps de proposer des perspectives alternatives de libération qui aillent au-delà de solutions partielles et cosmétiques telles que la solution à deux États, ou toute solution qui omet d’intégrer l’application de la Résolution 194 de l’ONU qui garantit le droit au retour des réfugiés. Toute solution qui échoue à prendre en compte les droits fondamentaux de tous les segments du peuple palestinien recréerait un processus  de normalisation du type des accords d’Oslo et échouerait à promouvoir une paix juste.

Les revendications portées par le mouvement de Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS), la plus large coalition d’acteurs de la société civile palestinienne, sont significatives en ce qu’elles posent la question des droits de tous les Palestiniens – les droits des Palestiniens de 1967 à se libérer de l’occupation militaire, les droits des réfugiés au retour et aux compensations et le droit des Palestiniens de 1948 à l’égalité et à un traitement dénué de préjugés.

Le fait que le mouvement national palestinien a fermé les yeux sur la nature de colonialisme de peuplement perpétré par l’État d’Israël et réduit la lutte des Palestiniens à un mouvement orienté vers la libération des territoires occupés en 1967, a sans doute contribué au problème existentiel actuel du peuple palestinien. Les efforts du mouvement BDS pour élever le niveau de conscience, le travail des comités de réfugiés, les activités de militants pour la défense des droits humains dans les territoires occupés en 1948 et la Grande Marche du retour de Gaza sont des indicateurs puissants du besoin de mettre en avant une plateforme alternative qui conjugue les différentes luttes du peuple palestinien.

Traduction : SF pour l’Agence Média Palestine

Source : Al Shabaka

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