Sur le 70e anniversaire de la Nakba : les réflexions d’un réfugié palestinien

Haidar Eid – Opendemocracy – 14 mai 2018 – Agence Média Palestine

 Un garçon palestinien manifestant près de la frontière avec Israël, dans l’est de Gaza ville, le 27 avril 2018. (Momen FGaiz/NurPhoto/Sipa US/PA Images. Tous droits réservés)

Cette année marque le 70e anniversaire de la Nakba, ce processus de nettoyage ethnique mis en œuvre par les milices sionistes en Palestine et qui a entraîné le déplacement et la dépossession de plus de 750 000 Palestiniens, et notamment de ma propre famille.

Je ne limiterai pas mes réflexions à des concepts et des théories abstraits, je vais évoquer la réalité telle que nous la vivons et la comprenons sur le terrain, à Gaza et dans la diaspora. Nous, Palestiniens, sommes pleinement conscients du fait que nous sommes les victimes d’une question historique qui a impacté la vie de beaucoup, et qui a polarisé le discours sur la paix et la sécurité internationales.

Mais ce que nous avons appris de l’histoire de la création de l’État, c’est qu’il n’est pas aisé de maintenir un État qui se fonde et se base sur une injustice historique et le déni des libertés universelles. L’histoire des États est parsemée d’exemples de peuple utilisant toutes sortes de moyens de résistance dans la défense de leurs droits de l’homme universels et de leurs libertés fondamentales. Nous, Palestiniens, sommes privés des deux ! D’où notre résistance depuis des décennies à multi-facettes : lutte armée, résistance populaire, BDS, etc.

Il y a huit ans, j’écrivais un article dans lequel je citais l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui stipule que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Il ne dit pas cependant, « à l’exception des Palestiniens ». Mais nous, les 12 millions de Palestiniens, savons très bien que nous sommes l’exception à cette règle. Que nous soyons des Palestiniens citoyens d’Israël, des Cisjordaniens et de Gazaouis, ou des réfugiés de la diaspora, nous ne sommes pas autorisés à compter sur les mêmes droits qu’ont « tous les êtres humains ».

Toute tentative pour comprendre la logique derrière ce qui est essentiellement un cas de violation flagrante des droits de l’homme fondamentaux se trouve confrontée à des accusations d’antisémitisme, une arme utilisée pour réduire au silence les voix qui réclament la justice au Moyen-Orient.

Je suis convaincu que la possibilité d’obtenir une paix juste est aujourd’hui loin d’être réalisée en raison du siège médiéval hermétique qui est imposé à plus de 2 millions de personnes déjà appauvries à Gaza, et du découpage d’une Cisjordanie déjà amputée. L’impossibilité de réaliser le rêve national d’un tiers du peuple palestinien a soulevé la question embarrassante des droits des deux tiers restant, à savoir les réfugiés dépossédés qui vivent dans des camps misérables en d’autres pays, et les citoyens de seconde classe de l’État d’Israël.

Qu’est la cause palestinienne si ce n’est le droit au retour des réfugiés ?

Jamais nous ne nous lassons de soulever la question posée par la génération Nakba, cette génération qui était censée mourir, alors que nous sommes censés oublier : qu’est la cause palestinienne si ce n’est le droit au retour des réfugiés, de ceux à l’intérieur comme à l’extérieur de la Palestine ? Peut-on parvenir à une paix véritable sans résoudre ce problème ?

Nous vivons dans un monde qui promeut des systèmes démocratiques de gouvernement. Un monde censé être un système apportant la stabilité politique à l’intérieur d’un État, qui garantit l’égalité des citoyens et les libertés individuelles. Et pourtant, les principes de base de ce système de gouvernement majoritaire sont mis à l’épreuve dans les sociétés multiraciales, multireligieuses, multiethniques et multiculturelles.

Il existe une contradiction inhérente entre recommander une démocratie en tant qu’idée universelle, tout en définissant l’État d’Israël en termes monoethniques. Cette approche n’a abouti qu’à reléguer les Palestiniens résidant à l’intérieur de l’État d’Israël au statut de citoyens de seconde classe. Cela a sapé, entre autres, le principe même de l’égalité de citoyenneté qui est au cœur du système démocratique de gouvernement.

Le sionisme, lui, est basé sur l’idée de séparation, de rejet de la différence, et de suprématie ethno-religieuse ; il est basé sur un dogme qui proclame que les juifs du monde entier constituent une nation. Dans la conscience sioniste, nous, les Palestiniens originaires de cette terre, exactement comme les Amérindiens, sommes devenus une population en excédent dont il faut se débarrasser.

Ceux qui restent seraient considérés comme une minorité dépourvus de droits politiques et nationaux. Nous, Palestiniens natifs, sommes considérés par le sionisme hégémonique comme un obstacle à la réalisation du rêve sioniste du fait même de notre existence et de notre présence. Ceci pourrait expliquer la poursuite du nettoyage ethnique en Cisjordanie, et du génocide progressif qui se déroule à Gaza.

Comme tout pouvoir colonial, le sionisme considère les Palestiniens originaires de cette terre comme « l’autre » (le goy), celui qui doit être combattu et éradiqué. La résistance palestinienne, pacifique ou non, est donc considérée comme une « violence criminelle », « illégitime », du « terrorisme », etc… La réalisation du rêve sioniste a signifié la rédemption pour certains juifs, aux dépens des Palestiniens natifs qui ont été dépossédés et relégués à ce que Fredric Jameson, dans un autre contexte, appelle « l’inconscient politique ». Ainsi, d’un point de vue palestinien, la cristallisation du rêve sioniste a signifié la dépossession et le Ghurba (l’exil).

Le sionisme voulait que nous soyons oubliés dans l’ « inconscient politique ». Cependant, les massacres, l’humiliation, la dépossession, la défaite, l’expropriation, l’invasion, le déni d’existence, et maintenant, un siège médiéval hermétique, etc… n’ont pas conduit à notre « disparition ». Nous avons été dépouillés de notre terre, privés de notre identité et de notre histoire ; même notre avenir nous a été volé. La réponse sioniste à ces atrocités est que les Palestiniens n’auraient jamais dû exister, en premier lieu. Nous devons rester invisibles !

L’ « indépendance d’Israël » a signifié une catastrophe pour les Palestiniens, faisant d’eux les victimes des victimes. Le but du sionisme a toujours été de nous rendre invisibles, sans visage et sans voix, des réfugiés de nulle part, éloignés de la conscience active du monde. Nous n’avions « pas d’histoire », « pas de conscience », « pas de culture » et donc, pas d’histoire à raconter. Nous, Palestiniens, sommes des « étrangers natifs » devenus des étrangers par la malchance d’être nés de mères non juives.

Il est toujours frustrant que tant de militants n’aient aucune idée des fondements de la question palestinienne. Je suis toujours étonné de me retrouver à l’expliquer, contrairement à ce qui a été au centre de la pensée libérale moderne ; l’idée du citoyen en Israël est totalement absente. Israël est un État où citoyenneté et nationalité sont deux concepts séparés, indépendants. En d’autres termes, Israël n’est pas l’État de ses citoyens, mais l’État de la population juive. De plus, depuis que le judaïsme est une religion et puisqu’il est la base de l’existence d’un « État moderne », pourquoi l’islam, le christianisme ou l’hindouïsme ne pourraient-ils pas l’être ?

Beaucoup d’entre nous pensent que la seule solution pour mettre fin à cette horreur, causée par un projet colonial implanté au cœur du monde arabe, ne passe, avec des moyens démocratiques, que par la désionisation de l’État d’Israël et sa transformation en un État pour tous ses citoyens, sans distinction de race, de religion, d’ethnicité ou de sexe. Nous sommes 7 millions de réfugiés à attendre ce moment, et deux millions d’entre nous ont déjà entammé leur longue marche vers la liberté le long des clôtures orientales et septentrionales qui les séparent des villes et villages d’où ils ont été expulsés par la force en 1948. Hélas, mes parents ne se trouvent pas parmi les marcheurs, mais moi, j’y suis.

Traduction : JPP pour l’Agence Média Palestine

Source: Open Democracy

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