La peur que j’ai apprise durant Plomb durci ne m’a jamais quitté

Muhammad Shehada – The Electronic Infifada – 18 janvier 2018

Il n’y avait nulle part où aller pour échapper à l’horreur de l’opération Plomb durci lancée par Israël il y a neuf ans, alors qu’Israël et l’Égypte avaient fermé leurs passages frontaliers aux Palestiniens sous les bombardements à Gaza. (Thair Al Hassany abacapress.com)

 

La matinée du 27 décembre 2008 était comme toutes les autres. Alors âgé de 14 ans, j’avais revêtu mon uniforme d’écolier bleu pâle usé, préparé mon gros sac et j’avais dû courir – en retard comme d’habitude – pour prendre le bus.

Le bus s’était arrêté près de chez moi, dans le secteur de Tal al-Hawa à Gaza ville, et il y avait un brouhaha normal. Des écoliers traversaient la rue, de jeunes enfants se regroupaient près du bus, se bousculant pour y monter.

Sur le court trajet pour aller à notre école de l’UNRWA, j’avais bavardé avec mon jeune frère Salah, qui avait 9 ans à l’époque, à propos du gâteau que nous avions dégusté la veille pour l’anniversaire de notre frère aîné Mahmoud.

Juste comme nous quittions le bus, la terre s’est mise littéralement à trembler sous mes pieds. Des explosions incroyablement bruyantes ont couvert les cris et les hurlements tout autour de moi. Mon cœur a sauté plusieurs battements et, vraiment, tout ce dont je me souviens durant cette confusion, c’est d’avoir tiré mon frère dans le bus, de l’y avoir couché au sol et maintenu fermement.

Je ne le savais pas alors, mais c’est à ce moment-là – dix minutes avant notre réunion scolaire habituelle, et 30 minutes avant le début des cours du samedi midi – qu’Israël a touché des dizaines de cibles partout dans la bande de Gaza, en une centaine de frappes aériennes quasi simultanées. Dont au moins quatre tout près de l’école.

Des enfants sont sortis en masse de l’école, un déluge humain d’élèves et d’enseignants en panique. Notre chauffeur de bus nous a ordonné de remonter dans le bus et il a essayé de nous ramener chez nous. Mais des embouteillages paralysaient les rues non pavées et les gens courraient dans toutes les directions.

Personne ne savait où trouver refuge alors que de gigantesques nuages d’une fumée noire recouvraient la ville et obscurcissaient l’horizon.

Cherchant désespérément un refuge

La route du retour était bloquée par les décombres. Près de l’enceinte du gouvernorat de la ville d’Arafat – juste sur notre route –, qui était aussi le quartier général de la police, les gravats étaient mélangés avec du sang et des parties de corps humains.

Quatre-vingt-dix-neuf agents et officiers de police ont été tués dans ces premiers instants, atteints par cinq missiles alors qu’ils faisaient leurs exercices du matin et qu’ils étaient soumis à une inspection de routine dans la cour. Il y a eu la pagaille, avec des gens qui retiraient des corps hors des décombres, des ambulances qui entraient et sortaient de la circulation, prenant cette route-ci et cette autre-là, alors que les secours continuaient d’arriver.

Le bus n’a pas réussi à faire tout le chemin du retour, et mon frère et moi avons dû marcher et courir le reste du chemin jusqu’à la maison. Tal al-Hawa a subi plusieurs frappes aériennes pendant ce premier jour, notamment l’ancien siège de la Sécurité préventive et la tour al-Asra en cours de construction – et jamais achevée – pour héberger ceux qui avaient, dans le passé, été prisonniers d’Israël.

Partout il y avait des gravats, et quand nous sommes arrivés chez nous, mon frère et moi avions une terreur folle de ce que nous pouvions y trouver. Les murs extérieurs étaient marqués par des éclats d’obus, et à l’intérieur, le plancher était couvert de bris de fenêtres, de morceaux de béton qui pouvaient provenir de nos murs ou de la tour écroulée. Rien ni personne ne bougeait à l’intérieur. Fort heureusement, il n’y avait personne à la maison.

Nous avons demandé à un voisin d’appeler notre mère, mais apparemment le réseau téléphonique ne fonctionnait plus. Incapable de bouger et ne sachant quoi faire d’autre, nous nous sommes simplement assis et, en attendant, nous avons regardé dehors à travers le trou dans le mur où avant il y avait une fenêtre. Dehors, nous avons vu un espace vide rempli de poussière, là où auparavant se dressait la tour al-Asra.

Ma mère et quatre de mes frères et sœurs ont fini par trouver le chemin du retour (mon père était décédé sept mois auparavant). Nous avons fait nos valises, espérant pouvoir quitter Gaza et trouver un refuge dans une maison de la famille au Caire.

Mais nous avons vite appris que c’était trop tard. L’Égypte et Israël avaient fermé leurs passages frontaliers vers Gaza au moment même de la première frappe aérienne, et ils resteront fermés pendant les trois semaines de l’offensive brutale d’Israël. Nous n’avions alors plus nulle part où aller.

Comme des poissons dans un baril

Au fil des jours, l’assaut s’est intensifié. Et plus nous entendions des noms d’amis et de connaissances parmi les morts dans les communiqués, plus il nous semblait assuré que ce destin sera aussi le nôtre.

Nous avons poussé les meubles contre les fenêtres et nous nous sommes rassemblés dans le salon. Nous nous embrassions tous les soirs, comme si c’était la dernière foi, avant de lutter pour voler une heure de sommeil. Au-dessus de nous, le ciel s’illuminait, toutes les secondes nous semblait-il, avec les frappes aériennes et les tirs d’artillerie.

J’ai dû m’aventurer régulièrement à l’extérieur pour ramener de la nourriture à la maison. Il y avait bien peu de chose dehors, à part les ruines et les décombres. Des « tracts pour l’évacuation » israéliens étaient éparpillés partout, des tracts qui nous exhortaient à quitter nos maisons ; comme si nous avions quelque part où aller.

Nous n’étions juste que des poissons dans un baril, sur lequel les Israéliens tiraient sans retenue. Les hôpitaux étaient bombardés, les écoles de l’UNRWA étaient prises pour cible. La mort nous attendait à chaque coin de rue, et il y avait constamment des communiqués sur des morgues qui étaient surpeuplées et qui manquaient de congélateurs pour entreposer les cadavres.

Avec des drones et des avions dans le ciel au-dessus de moi et l’ombre de la mort qui me talonnait, je marchais pendant une heure et je faisais la queue pendant plusieurs autres pour obtenir les quelques pains qui maintenaient à peine ma famille de sept personnes en vie.

Chaque pas était fait dans la peur : j’avais peur que les immeubles tout près de moi ne s’effondrent sur ma tête ou que les voitures à côté de moi n’explosent. Je m’inquiétais qu’à mon retour, ma maison et ma famille ne soient plus là.

Le 3 janvier, les troupes israéliennes ont envahi Gaza. Au fur et à mesure des communiqués, nous étions horrifiés par la stratégie de la terre brûlée utilisée dans les zones frontalières.

Au fil des jours, ils se sont approchés de notre quartier. Puis un soir, pendant que nous écoutions la radio, mon frère aîné, Ahmad, alors âgé de 20 ans, a entendu un bruit de frottement inhabituel. Il nous a fait taire et au même moment, il y a eu des rafales de mitrailleuse lourde et des obus. Les chars d’assaut étaient arrivés jusqu’à nous.

Nous nous sommes jetés à terre et nous avons rampé jusqu’à la porte, vers le sous-sol, qui était aussi, ce qui est inhabituel à Gaza, un garage.

Nous nous y sommes assises, les sept personnes, dans notre petite voiture, déchirées entre soit attendre du secours, soit essayer de nous évader. Puis l’air s’est rempli d’une odeur d’ail. Nous savions déjà que c’était du phosphore blanc… les mauvaises nouvelles vont vite à la guerre.

Le phosphore a plu sur la zone en un feu infernal. Nous avons recouvert nos visages avec des vêtements mouillés et avons arrêté la climatisation, que nous avions ouverte pour faire circuler un peu d’air dans la voiture.

Chaque seconde était comme une vie. Nous avions peur de faire du bruit. Nous avions peur de dormir. Nous n’osions pas bouger. Nous avons chuchoté et tremblé pendant six heures, jusqu’à ce que le silence vienne avec l’aube. Tout ce temps, la Croix-Rouge n’a pas pu entrer dans le secteur. Dans la matinée, un véhicule de presse nous a évacués hors du secteur, mais il n’y avait aucun endroit sûr où aller. À la fin, nous avons décidé de rester en famille.

« Si nous devons mourir » a dit ma mère, « soyons ensemble jusqu’au dernier moment ».

La trahison

Ce jour-là, notre quartier est tombé. Plus tard, j’ai entendu comment, sous la menace d’une arme, des soldats israéliens avaient rassemblé des gosses du secteur dans un seul appartement et leur avaient demandé de dénoncer les membres du Hamas du quartier.

Certains ont même été contraints d’ouvrir des sacs que les soldats soupçonnaient d’être piégés.

Un voisin atteint d’une maladie mentale a tenté une attaque contre un char d’assaut, avec un marteau, mais il a été désarmé, arrêté, menotté et repoussé contre le char. (L’homme, Muhammad Ahmad, a été mis en détention, et n’a pas été relâché avant un an).

Un voisin était en train de prier, seul, quand un obus de char a écrasé sa maison et l’a fait tomber dans le coma. Il a survécu, mais il souffre toujours de graves migraines. La Croix-Rouge n’a pas été autorisée à évacuer les civils pendant deux jours. Beaucoup sont morts.

À ce moment-là, Israël avait presque entièrement réoccupé Gaza. Les troupes l’avaient envahie en venant du nord, de l’est et du sud-est pour se rejoindre dans le centre de la bande de Gaza. Puis l’armée a commencé à se retirer.

Le 18 janvier, il a été déclaré un cessez-le-feu et annoncé que le but de la guerre n’avait pas été de mettre fin au règne du Hamas à Gaza, mais de restaurer la « capacité de dissuasion » d’Israël après son assaut décevant contre le Liban et le Hezbollah en 2006.

Quand nous sommes revenus dans notre quartier, il était presque méconnaissable. Les maisons étaient grêlées d’éclats d’obus et d’impacts de balles, des immeubles avaient été détruits par les obus. Tout était bouleversé.

L’hôpital al-Quds du secteur avait brûlé, ses ambulances avaient été détruites et écrasées sous les chars d’assaut israéliens, un supermarché avait été pillé et incendié, et des appartements avaient été forcés et dévalisés.

Notre propre maison était gravement endommagée, les meubles détruits, ses portes en bois réduites en morceaux.

Durant les semaines et les mois qui ont suivi, les gens attendaient avec inquiétude que justice soit faite.

C’est exactement ce que nous espérions de l’enquête très médiatisée faite par les Nations-Unies sur l’agression. Et cela aurait pu être le cas, si finalement nous n’avions pas été trahis par notre propre Autorité palestinienne, qui est restée la plupart du temps silencieuse durant l’attaque israélienne.

Nous avons appris que l’AP avait accepté de repousser à plus tard un vote aux Nations-Unis sur le rapport Goldstone, sous la pression des États-Unis et, en échange, selon des articles – des articles je crois – elle avait obtenu une licence israélienne pour autoriser la compagnie de téléphonie mobile Wataniya d’opérer.

La justice a été vendue, et notre peuple, trahi.

Je n’avais que 14 ans à l’époque. Aujourd’hui, après deux autres agressions militaires israéliennes, la peur constante que j’ai ressentie ces jours-là pour la première fois, est devenue chronique. Le sommeil est difficile : je suis la proie de cauchemars et des souvenirs. Les gens que j’aime sont toujours exposés au danger.

Mon frère cadet, Yousef, n’avait qu’un an alors. Il passait de l’épaule d’une personne à une autre et il n’a survécu à cette attaque que pour en vivre deux autres dans sa courte vie.

Aujourd’hui, à l’âge de dix ans, ses souvenirs les plus vifs sont ceux où nous nous cachions dans le sous-sol durant les assauts militaires, où nous priions en silence, pris au piège dans l’obscurité et isolés du monde, trahis par tous, et laissés à déjouer le destin afin de gagner ne serait-ce qu’une autre année de vie.

Muhammad Shehada est écrivain, et militant de la société civile de la bande de Gaza. Il peut être suivi sur twitter : @muhammadshehad2

Traduction : JPP pour l’Agence Média Palestine

Source: Electronic Intifada

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