Pour les recherches sur les réfugiés palestiniens : qui décide du programme ?

Par Anaheed Al-Hardan – 27 avril 2017 – Al-Shabaka

                                                 Photo : Mohammed Talatene

Vue d’ensemble

Jusqu’à ces dernières années, on ne pouvait trouver qu’une poignée d’articles sur les recherches concernant les réfugiés palestiniens en Syrie. Après le déracinement d’une grande partie de la communauté suite au bombardement et au siège du camp de Yarmouk, fin 2012, les recherches et les publications ont proliféré. Les mémoires achevées et en cours, les articles universitaires, les projets d’études sur la communauté sont maintenant nombreux, plus spécialement en anglais. Ce flot soudain de recherches et d’intérêts concernant les Palestiniens de Syrie ne s’est pas limité au monde universitaire, il a pris racine aussi dans le journalisme et le monde politique.

Cette évolution dans l’intérêt de ces recherches provient d’une part, de ce que l’on s’inquiète de plus en plus de la détresse de ces Palestiniens, et d’autre part, du meilleur accès des chercheurs à cette communauté vivant dans les camps de réfugiés et les villes des États voisins de la Syrie, ainsi qu’en Europe. Il existe encore d’autres raisons, sous-jacentes, qui ont conduit à cette transformation. Et ces dernières touchent aux structures de la production de la connaissance en termes matériels et épistémologiques, ou théoriques. Ces structures sont matérielles en ce que la recherche s’effectue sur le terrain, et qu’elle fait partie d’une industrie plus vaste de la production mondiale de la connaissance. Elles sont théoriques en ce que certaines idées poussent cette industrie et ses méthodes de recherches.

Les façons dont ces deux facettes des structures de la production de la connaissance  peuvent être examinées dans des études déjà réalisées. Par exemple, les réfugiés palestiniens dans les camps au Liban ont été les premiers choisis pour effectuer des recherches sur les réfugiés palestiniens, avant qu’ils ne soient éclipsés, comme actuellement, par ceux venant de Syrie. En effet, depuis les années 1990, un nombre important de monographies et d’articles universitaires sur les Palestiniens au Liban accompagnait leur absence quasi complète concernant leur communauté dans la Syrie voisine.

Ceci pouvait s’expliquer par le fait que la Syrie ne s’était jamais ouverte ni rendue accessible aux chercheurs comme l’avait fait le Liban. De plus, les Palestiniens en Syrie constituaient une communauté relativement plus aisée en terme d’intégration, de statut socio-économique et de conditions de vie dans leur ensemble, contrairement à ceux du Liban, pour lesquels on niait dénié leurs droits fondamentaux, tel le droit au travail et celui à la propriété. En conséquence, les réfugiés palestiniens au Liban, particulièrement ceux vivant dans les camps, ont fourni, et continuent de fournir, un terreau fertile pour une politique tirant « la recherche vers le bas ». Aujourd’hui, les Palestiniens en Syrie les rejoignent dans ce statut.

Une recherche vers le bas, plutôt que vers le haut ou horizontalement, est une caractéristique des sciences sociales. Les chercheurs justifient généralement cette préférence en ce qu’elle est un moyen de « donner la parole aux sans-voix ». Mais supposer que ces communautés ont besoin de porte-paroles comporte déjà son propre lot de problèmes. Ces allégations masquent effectivement le fait qu’il est plus aisé d’accéder à ces communautés pauvres et démunies que d’accéder, par exemple, aux Palestiniens assimilés du Liban, qui sont des citoyens libanais ou des professionnels de la classe moyenne, vivant à l’extérieur des camps au Liban. Ces tendances dans les études peuvent fausser la réalité, car après avoir pris connaissance de cette littérature, on peut rester avec l’impression qu’il n’existe aucune communauté de réfugiés palestiniens en dehors de camps.

Mon propos examine les structures matérielles et épistémologiques de la production de la connaissance qui rendent la situation propice pour exploiter les communautés faisant l’objet de l’étude – en l’espèce, les réfugiés palestiniens. Il aborde également le type de théorie de la connaissance et de l’université qui rend ce système possible. Et il conclut en examinant les défis qui attendent les communautés palestiniennes au terme de cette recherche, de même que les chercheurs et leurs alliés. Son but est d’initier une discussion sur la façon de se confronter à ces défis – une tâche urgente étant donné l’absence de projet politique de libération anticoloniale chez les représentants palestiniens, comme l’absence d’institutions ou de structures qu’un tel mouvement peut mobiliser afin de faire front devant les répercussions de ces pratiques de recherche qui exploitent les individus.

Une division coloniale mondiale du travail académique

La politique pour la recherche vers le bas repose sur des relations de pouvoirs par nature inégales, et qui peuvent conduire à un « tourisme de misère ». Dans ce phénomène, certains de ceux qui se rendront sur place iront sur des sites populaires et accessibles,  économiquement défavorisés,  pour leur recherche et écrire leurs articles, et d’autres viendront pour y chercher l’aventure ou simplement regarder. Un résident du camp de Shatila, une destination populaire pour la recherche dans Beyrouth, a décrit ce qu’est un tourisme de misère pour un chercheur.

Il voit les gens qui viennent de l’extérieur, visitant le camp, marchant un moment, prenant quelques photos ,  certains allant jusqu’à pleurer devant la désolation, mais après ils repartent, et tout reste comme avant. À son avis, les camps sont devenus des « zoos » et les réfugiés, des « bêtes de foire ». Certains chercheurs viennent pour la recherche et écrivent des articles, mais, questionne-t-il, tous ont écrit mais rien n’a changé à la situation, ont-ils apporté une aide, ou au moins, quelque argent dans les camps ? Si les chercheurs viennent visiter encore et toujours, les blessures internes des gens, elles, sont constamment réouvertes.

Le tourisme de misère est souvent rendu possible par la promesse de faire avancer la cause palestinienne ou d’en faire profiter ceux qui font l’objet de la recherche. En réalité, il n’y a rien qui ne ressemble à de la bienfaisance dans une recherche quand cette recherche constitue la base d’un revenu et d’une carrière. Ce qui ne veut pas dire que certains chercheurs ne sont pas motivés par une solidarité politique. Pour autant, les allégations de solidarité peuvent servir simplement à légitimer la recherche. En outre, la proximité avec ceux qui font l’objet de l’étude peut masquer une autre proximité, celle du chercheur ou sa position dans les centres du pouvoir mondial.

La solidarité n’empêche donc pas les chercheurs de pouvoir s’engager dans une recherche et des pratiques de recherches problématiques. Des pratiques non éthiques de recherche peuvent aussi résulter du fait que des chercheurs ont la responsabilité de leur propre adhésion au code de conduite de leurs associations professionnelles (s’ils appartiennent à l’une d’elle).

En fin de compte, le tourisme de misère repose sur l’acquisition de photos montrant des vies privées, les difficultés et la douleur d’un peuple économiquement démuni et politiquement privé de ses droits, les façonnant en un produit pour la consommation académique, et en les vendant sur le marché international des idées. La valeur d’échange pour le chercheur est son avancement professionnel dans le Nord global. La valeur d’échange pour le Palestinien qui participe à la recherche, ce prolétaire du multinationalisme universitaire, est, dans l’ensemble, égale à rien.

Pour la poignée de Palestiniens vers lesquels il y a un retour, le meilleur des scénarios se traduit par une rémunération en argent, ou par un prestige, pour s’être associé à des chercheurs étrangers – bien que cela puisse présenter son propre lot de difficultés. Ces Palestiniens deviennent essentiellement des « informateurs indigènes ». Ils servent de traducteurs aux chercheurs, ils influencent leurs axes de recherche, et ils conduisent, transcrivent, et analysent leurs interviews ; bref, ils deviennent plus que de simples assistants de recherche, et ils sont peut-être le chercheur lui-même, non reconnu. Leurs noms peuvent apparaître dans les paragraphes consacrés aux remerciements dans les livres ou les articles, ou peut-être pas. Pour ceux qui perçoivent une rémunération, celle-ci ne représente que trois fois rien, comparée aux montants qui sont attribués, dans les budgets de recherche, pour les mêmes services dans les pays riches du Nord.

La politique d’une recherche vers le bas, et son rejeton, le tourisme de misère, font partie intégrante d’une division coloniale mondiale du travail académique. Comme pour la division coloniale mondiale du travail au sens large, dans laquelle le prix de la matière première et du travail nécessaire pour la produire est fixé dans le Nord à des niveaux inéquitables, le réseau institutionnel qui crée la division académique voit le jour dans les métropoles contemporaines d’Europe et d’Amérique du Nord.

C’est là que résident les principaux bailleurs, concepteurs, et consommateurs de la recherche académique, qui jugent quels sont les thèmes en vogue et qui méritent d’être étudiés. La matière première qui doit être transformée est dans le passé, ou dans le présent, comme c’est le cas pour la Palestine, le monde colonisé. La production sur la chaîne d’assemblage est aussi souvent entreprise par les ouvriers prolétariens, c’est-à-dire, les chercheurs, traducteurs, et magouilleurs des communautés objets de l’étude. Le polissage de la recherche et sa propriété éventuelle, sa commercialisation, et sa consommation pour sécuriser les carrières lucratives se font dans le Nord.

Produire des connaissances pour la colonisation

Un instrument théorique – la facette épistémologique des structures de la production de la connaissance – légitime cette division coloniale mondiale du travail académique, et est ancré dans « l’université occidentalisée ». C’est un type particulier d’université qui émerge de l’expérience coloniale et historique plutôt que de la géographie. Le programme de l’université occidentalisée considère que la connaissance humaine doit être la philosophie d’une poignée d’hommes européens blancs décédés, ayant écrit dans quelques de langues européennes modernes.

C’est le cas, tant à l’université de Buenos Aires, Londres, Kampala, Beyrouth ou  New Delhi. L’Europe reste le lieu de la vérité universelle dans la version hégémonique de ce qui constitue la connaissance, dissimulant le fait que le sujet impérial blanc exprime sa vérité tout en se reniant lui-même en tant que sujet historiquement et politiquement constitué par cinq siècles de conquêtes, de génocides, et d’asservissements (toujours en cours).

Par contre, le reste du monde est juste capable de produire une culture, qui doit être développée à travers les histoires universelles et les théories de l’Europe. Voilà pourquoi il est impensable d’envisager d’étudier, par exemple, les sociétés françaises ou allemandes sans la connaissance des langues de ces sociétés et la grave réflexion de leurs penseurs en tant que sujets d’histoire et de théorie. L’arabe rudimentaire, au contraire, est dans l’ensemble considéré comme acceptable dans une étude sur les réfugiés palestiniens. Pire, les communautés de réfugiés palestiniens sont toujours des objets d’études, jamais des sujets d’histoire et de théories dont les sociétés peuvent être comprises à travers leur propre corpus de connaissance.

Ainsi, les structures normatives de la production de la connaissance et la façon dont elles sont déployées sont profondément coloniales, synonymes d’exclusion, et racistes. Ceux qui font l’objet de cette connaissance n’ont pas la possibilité de « s’exprimer » étant donné ces réalités structurelles. L’idée que la recherche serait, par nature, bénéfique aux communautés des réfugiés palestiniens est par conséquent une position idéologique qui est inculquée par une sorte de formation académique. Compte tenu en particulier de la réalité des Palestiniens, peuple colonisé et sans État, la recherche produite à leur sujet fait généralement partie d’une structure coloniale mondiale de production de la connaissance. Les facettes matérielles et théoriques du processus de production de la recherche coopèrent pour créer des conditions problématiques à une recherche de terrain et aux connaissances futures sur la vie des Palestiniens, et qui ne servent pas toujours à des fins libératrices.

Le défi : décoloniser la recherche

Les Palestiniens ont beaucoup de leçons à tirer des expériences des communautés indigènes qui ont fait l’objet de telles recherches. Linda Tuhiwal Smith démontre comment la recherche a été reliée à la colonisation et même à l’extermination de peuples indigènes, et elle examine les façons dont les communautés des Maoris en Nouvelle-Zélande ont tenté de récupérer la recherche en formant des chercheurs dans leurs propres communautés et en se garantissant un processus de contrôle communautaire. Elle défend l’idée que ceux qui conduisent la recherche doivent se poser des questions comme : « De quelle recherche s’agit-il ? Quels intérêts sert-elle ? Qui va en bénéficier ? Qui a conçu ses questions et défini sa portée ? Qui peut la mettre en application ? Qui la commentera ? Comment ses résultats seront-ils propagés ? »

Le défi est d’imaginer comment les communautés palestiniennes peuvent trouver un intérêt dans la connaissance produite à leur sujet. Nous devons d’abord définir les termes coloniaux du problème et engager une discussion à ce propos, avec un œil sur les possibilités de décolonisation de la recherche. Pour les chercheurs et les autres qui se rendent dans les communautés de réfugiés palestiniens et écrivent comme des alliés, la tâche urgente consiste à commencer par se défaire des épistémologies de la colonisation et de la manière de procéder, tenue pour acquise, dans la conduite de la recherche dans les communautés palestiniennes.

Cela implique de considérer sérieusement les Palestiniens comme des sujets d’histoire capables de produire une théorie et de connaître leurs propres sociétés. Centraliser et admettre les relations mondiales inégales de la production de la connaissance ne feront pas disparaître les problèmes. Pourtant, il faut tenir compte de la façon dont les structures matérielles inégales de la production mondiale de la connaissance sont diffractées à travers les revendications de savoir des chercheurs, et comment elles sont essentielles à leurs constructions de vérités, qui ne peuvent pas être « réfléchies », qui peuvent commencer à minimiser la connaissance produite sous l’effet de réalités inégales, historiques, politiques et sociales.

Seul le temps indiquera comment les Palestiniens objets de recherches en Syrie s’entendront avec les nombreux chercheurs qui ont débarqué chez eux, comme l’ont longtemps expérimenté leurs compatriotes au Liban, et comment cela affectera leurs communautés. Ce qui est certain, c’est que jusqu’à ce qu’il y ait des institutions représentatives palestiniennes capables de créer des organismes de recherche, ou des structures représentatives de réfugiés palestiniens capables de superviser les chercheurs et les aventuriers parmi eux, les réfugiés palestiniens, venant de plus en plus de la Syrie, ne seront pas en mesure de définir les programmes de recherche de tous les projets d’études focalisés sur eux. 

À leur tour, ils continueront de servir uniquement d’objets d’études, sans pouvoir donner leur opinions sur les résultats des recherches qui les concernent directement, eux et leurs communautés.

L’auteur tient à remercier Rosemary Sayigh et Corinna Mullin pour leurs remarques sur les ébauches de ce commentaire. Une version antérieure, « Décolonisez la recherche sur les Palestiniens : vers des épistémologies critiques et des pratiques de recherche » a été publiée dans Qualitive Inquiry, 20 janvier 2014.

Anaheed Al-Hardan

Membre politique d’Al-Shabaka, Anaheed Al-Hardan est professeur adjoint de sociologie à l’université américaine de Beyrouth. Elle est membre du comité consultatif d’Archives de l’histoire orale palestinienne. Ses recherches sur le militantisme du mouvement pour le droit au retour, ses méthodes critiques de recherche dans les études de la Palestine et l’histoire intellectuelle palestinienne ont été publiées dans Journal of Palestine Studies, Qualitative Inquiry et Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East. Elle est l’auteur de « Palestiniens en Syrie : mémoires de Nakba des communautés brisées » (Presse de l’université de Columbia – 2016). Elle prépare actuellement un nouveau projet de recherche sur la théorie décoloniale palestinienne et arabe dans le contexte des philosophies sud-sud de la libération et de la décolonisation.

Traduction : JPP pour l’Agence Média Palestine

Source : Al Shabaka

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