Majd Kayyal : « le jour où on nous a mangé comme des chèvres noires »

Par Majd Kayyal

Chèvres bédouines dans le désert du Naqab (photo : Wikimedia commons).

Une fois, un fanfaron sioniste a écrit un article racontant ses misères dans le désert du Naqab (Néguev), décrivant la voie difficile qu’il avait pris en faisant pousser du raisin Chardonnay pour faire du vin haut de gamme. Une fois, des chèvres errèrent dans son vignoble et commencèrent à y brouter. L’auteur chassa les chèvres, mais en garda une en otage lorsque deux jeunes bergères qui les accompagnent refusèrent de lui obéir. « Le désert est à nous et nous y irons quand nous voudrons », lui dit l’une d’elles.

Le troupeau en question était constituait de chèvres noires, qu’on appelle aussi chèvres bédouines. Les chèvres et les colonisateurs sont les rivaux les plus anciens, liés par une hostilité qui sévit sur toute la Palestine, particulièrement au Naqab. C’est une bataille sur la terre : ses dimensions, sa forme et son usage. Le colonisateur introduit tout sur la terre et déclare la guerre à tout ce qui s’y trouve : insectes, plantes, arbres, animaux, pour changer les repères de la Palestine, pour refaçonner son habitat naturel et pour contrôler ses espaces. Mais la nature s’est réservée le droit de répondre là et quand elle le veut.

Piétiner la loi

« Il est interdit à toute personne de posséder ou de faire paître des chèvres, sauf dans les limites de sa propre terre et dans un rapport autorisé… d’une chèvre par 40 dounams [4 ha] de terres agricoles. » Cette disposition est le texte principal d’une loi de 1950 proposée par le Premier ministre d’alors, David Ben Gourion, connu pour son appétit vorace pour les terres du Naqab. La législation était intitulée «“Loi de protection végétale (dommage par les chèvres),” mais dans les villages de Galilée et du Naqab, on la connaît simplement comme « Loi des chèvres noires. »

Armés jusqu’aux dents de compétences agricoles, les législateurs sionistes qui votèrent cette loi maintenaient que les chèvres pâturant dans les zones boisées et montagneuses conduisent au phénomène agricole appelé surpâturage. Quand le bétail se nourrit intensivement dans des aires naturelles de pâturage, ceci accélère le processus de désertification et d’érosion des sols, perturbant l’équilibre écologique et la biodiversité. Mais derrière le texte brut et des justifications scientifiques, cette loi cache beaucoup d’aspects racistes et d’objectifs coloniaux, en bref saper l’élevage palestinien à l’avantage de l’agriculture sioniste. Pour l’élevage animal palestinien, le pâturage dépend de la liberté de mouvement sur de vastes espaces naturels, tandis que le kibboutz et le moshav repose sur des types de bétail qui peuvent être sur des territoires confinés. Cette monopolisation juive de la production agricole en Palestine a une longue histoire. Pour ne prendre qu’un exemple, les citoyens palestiniens d’Israël n’ont droit qu’à 0,3 % du quota de production d’oeufs du pays. En d’autres termes, 99,7 % de la production d’oeufs d’Israël sont réservés aux seuls fermiers juifs.

Cependant, ici, les buts commerciaux sont secondaires. La vraie obsession du sionisme est le contrôle complet des terres via l’étranglement des mouvements des Palestiniens. Dans les années 1950, Israël mit en place de nouveaux moyens pour contrôler le territoire en toute insouciance : ils concentrèrent de force les Palestiniens dans des espaces fermés, tant ruraux qu’urbains, de Haïfa au Naqab. Ils imposèrent un régime militaire et exigèrent des permis aux Palestiniens pour se déplacer jusqu’en 1966. Avant cela, ils votèrent la Loi de la propriété des absents de 1950, permettant la confiscation des maisons et des terres dans tous les territoires occupés en 1948. En 1960, l’Administration des terres d’Israël (ILA) fut établie pour gérer les terres appartenant à l’État, au Fonds national juif et à l’Autorité de développement. Ce dernier organisme était celui auquel les propriétés des terres des réfugiés furent transférées. Au total, les terres détenues par l’ILA sont de 22 millions de dounams, soit 93 % de la terre de Palestine occupée en 1948.

Comme le Bédouin dans la ville?

« 88% de la population israélienne n’est pas dans l’agriculture, que les Bédouins soient comme elle. Ce sera un changement radical signifiant que le Bédouin ne vivra pas sur sa terre avec son troupeau mais deviendra un citadin … Ses enfants s’habitueront à un père qui porte des pantalons, qui n’a pas de poignard et qui ne les épouille pas en public. Ils iront à l’école, peignés et la raie faite. ». Moshe Dayan, alors Ministre de l’agriculture du gouvernement Ben Gourion, écrivit cela en 1963 en prélude d’un discours sur « l’urbanisation forcée. » Les maux infligés par la Loi des chèvres noires aux Palestiniens dans tout Israël ne reflètent qu’une partie de la politique d’urbanisation forcée qui eut un impact avant tout sur les Bédouins du Naqab. Sur les 90 000 personnes de 95 tribus vivant sur la terre du Naqab à la veille de la Nakba, seuls 11 000 de 19 tribus restaient en 1952. Elles furent concentrées dans un territoire équivalent à 10 % des terres qu’elles possédaient auparavant. Depuis les années 1960, cette politique a été suivie de tentatives de vider les villages bédouins de leur population et de les concentrer dans sept « townships » planifiés par Israël.

En 1976, le gouvernement a constitué une unité spéciale, la « Patrouille verte », pour faire appliquer les lois agricoles dans les « espaces ouverts », telles que les terres confisquées ou les zones naturelles, montagnes et plaines. La Patrouille noire, comme les Bédouins préfèrent l’appeler, a confisqué beaucoup de troupeaux de chèvres et les a vendus pour être abattus conformément à la Loi des chèvres noires, tout cela parce qu’elle marchaient sur les soi-disant « terres d’État. » Ces activités ont augmenté en 1980 à cause de la relocalisation de bases militaires israéliennes du Sinaï au Naqab à la suite des accords israélo-égyptiens. En 2011, l’écrivaine Daniella Carmi (connue pour son activité politique dans les organisations antisionistes) a publié une nouvelle sur les confiscations d’après la Loi des chèvres noires. L’histoire tourne autour d’hommes, des sionistes de la patrouille verte qui pourchassent des Bédouins, prennent leurs troupeaux, violent un de leurs collègues et parlent de leurs rêves d’un avenir brillant.

Ces dernières décennies, la priorité de la patrouille verte s’est tournée vers la démolition de maisons dans les villages bédouins non reconnus. En 1998, une patrouille du désert a tué un jeune Palestinien au cours d’une de ces opérations. De 2000 à 2005, ils se tournèrent vers la destruction de récoltes. Rien qu’en 2002, ils rasèrent 12 000 dounams (1200 ha) de terres cultivées. Ces années-là, on assista à l’utilisation d’avions pour pulvériser des pesticides sur les récoltes bédouines, y compris sur les fermiers eux-mêmes et, au moins une fois en 2003, même sur des enfants jouant dans les champs.

Les bienfaits du surpâturage

Contribuant à l’illusion d’un pluralisme politique en Israël, certains sionistes « de gauche » s’opposent à la Loi des chèvres noires. Dans les années 1980, Israël a commencé à recruter dans l’armée de nombreux Bédouins qui étaient soumis à toutes sortes de persécutions et l’étranglements. Ils étaient utilisés essentiellement comme pisteurs : armés de leur excellente connaissance de l’environnement naturel, les Bédouins soldats marchaient très en pointe des brigades régulières pour s’assurer de la sécurité de la zone et pour la débarrasser des guérilleros. Un sioniste « de gauche » s’opposa à la Loi des chèvres noires parce qu’elle empêchait les Bédouins de faire brouter leurs animaux, les privant ainsi de cette expérience pratique « sur le terrain » et des qualités de pistage qui « doivent être inscrites dans le service militaire. »

Quant à la description des chèvres bédouines comme des menaces écologiques, nous pouvons heureusement nous épargner la migraine de nous appesantir sur l’absence de documentation palestinienne, parce que les données israéliennes montrent, avec beaucoup d’informations agricoles et environnementales, que les affirmations sur le surpâturage étaient infondées. Les chercheurs ont noté l’importance du pâturage dans le contrôle de la croissance et de la propagation des arbres et des arbustes qui contrarient la croissance et finalement l’existence de l’herbe et des fleurs sauvages, menant à son tour à la disparition des animaux et des oiseaux qui ont besoin d’espace ouvert pour y vivre. Une étude écologique menée en Crète, examinant les effets du pâturage des chèvres dans des zones habitées a montré qu’il y avait 46 types de plantes herbacées sauvages là où les chèvres paissaient régulièrement, contre 10 ailleurs.

Le pâturage bénéficie aux zones ouvertes de la nature en réduisant le danger de départs de feu s’étendant rapidement dans la garrigue dense. En grignotant les arbustes, les chèvres réduisent la quantité de matériel inflammable et la densité de végétation. Les Palestiniens des pentes du mont Carmel à Haïfa se souviennent très bien des feux de forêts, et les plus âgés d’entre eux racontent comment néanmoins leur bétail a été confisqué et vendu pour l’abattage conformément à la Loi des chèvres noires. Qu’on se souvienne aussi de l’engouement d’Israël pour la plantation de forêts de pins, supprimant 6 millions d’oliviers et cachant en même temps les vestiges des villages palestiniens dépeuplés.

Par nature, les pins poussent vers le haut et leurs cônes, exposé au feu, tendent à ce répandre à grande distance, augmentant ainsi le risque que ces feux de forêts s’étendent rapidement. Les pins tendent aussi à empêcher la croissance d’arbres tels que les chênes ou les lauriers connus pour leur résistance au feu. Le pin est lui-même incapable de se régénérer après un feu. Tous ces facteurs désastreux sont devenus malheureusement clairs au cours des incendies sur le mont Carmel.

Zaatar criminel

Deux groupes d’Israéliens ont monopolisé l’agriculture. Le premier se focalise sur la production commerciale et les exportations dans le monde (y compris les Etats arabes puisque nous sommes apparemment trop occupés pour faire pousser nos propres récoltes !). Le second, se sont les fermiers « de niche » produisant des vins, des fromages et d’autres produits hauts de gamme dans le style de vie confortable des immigrants européens fatigués d’inventer des missiles et des tanks et revenus à mère nature.

Quant à nous, notre relation avec la terre est interdite et sous menace constante. La montagne est passée d’une partie de la nature entourant le village à une « réserve naturelle » clôturée asphyxiant ses habitants. La plaine est passée d’une terre de pâturage à une terre définie comme une zone agricole commerciale coupée des communautés palestiniennes vivant autour. La nature est passée d’une étendue qui vit et respire à un simple musée. La politique israélienne s’est basée sur le transfert des montagnes et des forêts à une « compagnie de protection de la nature » et a déclaré que la plupart des zones naturelles dans lesquelles nous vivions seraient des « réserves naturelles. »

Bien d’autres lois comme la Loi des chèvres noires ont été imposées, étranglant la possibilité pour les animaux de paître, et transformant graduellement les terres en « sanctuaires » pour le seul tourisme de loisir, en lieux à visiter, où flâner et apprécier le paysage au cours du week-end. Ces lois ont détruit la relation des villages avec les montagnes et les vallées. Notre plaisir d’enfant à cueillir le zaatar et à en remplir des housses de coussins est devenu une transgression à poursuivre avec toute la rigueur de la loi, et la cueillette de fleurs entre deux amoureux est devenue un crime impardonnable.

Cet écrit a été d’abord publié en arabe par le journal Assafir en 2014. À l’époque, l’auteur était détenu par les autorités israéliennes après son retour d’un voyage au Liban.

Traduction : JPB pour l’Agence Média Palestine

Source: Nakba files

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