Eyal Weizman sur la compréhension de la politique via l’architecture, les colonies et les refuseniks

Amelia Smith – Lundi 24 novembre 2014

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« Nous devons garder en mémoire que quelques unes des plus belles œuvres architecturales, que nous aimons et que nous allons visiter, ont été des fortifications militaires et des sites de batailles et de massacres, ou de magnifiques châteaux dont l’utilisation sociale, politique et militaire était répressive. L’architecture ne peut pas être « corrompue » par son utilisation, parce que son utilisation fait partie de ce qu’elle est, de ce qu’elle fait. L’architecture a toujours été un moyen de créer des hiérarchies dans l’espace pour produire et représenter l’inégalité, et d’exercer un contrôle. »

Eyal Weizman – architecte, écrivain, militant et professeur de cultures visuelles à l’université Goldsmith de Londres – explique comment architecture et pouvoir sont inextricablement liés, même dans des édifices qui semblent largement conçus dans un projet esthétique. Des bâtiments ou des villes pour lesquels un touriste traverse le monde sont souvent conçus dans l’intention de surveiller leur population.

« Même les magnifiques boulevards de Paris ont été en partie conçus pour générer un environnement de contrôle sur les émeutes et les révoltes urbaines du dix-neuvième siècle », dit-il encore. « Nous avons besoin de comprendre qu’en architecture, beauté et horreur sont intrinsèquement mêlées et ceci joue dans la fascination que nous avons pour l’architecture. Que sa beauté n’est pas séparée de son horreur mais qu’elle en fait partie. »

Weizman dit que l’architecture offre un moyen de comprendre la politique différent de celui qu’offrent le journalisme ou les sciences politiques, mais il est cependant sur une « trajectoire de compréhension » qui utilise une série de publications et d’expositions pour explorer exactement comment. Un exemple caractéristique du croisement de l’architecture et de la politique, et un sujet auquel l’architecte a consacré une grande part de son travail, est le contrôle d’Israël sur l’espace physique des Palestiniens.

Comme Weizman l’a souligné dans un récent documentaire d’Al-Jazeera, l’Architecture de la Violence, les colonies sont construites au sommet de collines, regardant de haut les villages palestiniens afin de dominer leurs environs et se protéger. Leurs toits sont peints en rouge, comme demandé par la réglementation de la plupart des colonies, ce qui aide les militaires à balayer le paysage et à identifier les colonies.

Il semble alors conséquent que, dans l’un de ces projets de logements illégaux, l’Université d’Ariel dans la colonie d’Ariel en Cisjordanie, se trouve une école d’architecture. Cependant, en dépit de l’arrière-plan ouvertement politique de l’institut, celui-ci adopte volontairement, selon Weizman, une certaine « naïveté politique » quand il en vient à l’étude de la discipline.

« Ils ne débattraient jamais directement des résultats de la répression ou du vol des terres. Il y a là un certain pacte de silence autour de la dimension politique de l’architecture. Les écoles d’architecture dépolitisent la profession, elles la confinent énormément dans le domaine de l’expérimentation esthétique », dit-il.

« Les architectes veulent croire, et même les architectes dans les colonies, qu’ils travaillent pour une famille particulière dont ils construisent la maison. »

« Plus ils disent que ce n’est pas politique, plus cela permet la manipulation politique de l’utilisation de l’architecture dans un but politique », pense-t-il. Les architectes en déni deviennent la proie de ceux qui veulent manipuler leur profession au profit de la politique. « Le problème n’est en réalité pas tellement celui des architectes de droite, car ils soutiendraient de toutes façons cette idée, mais de ceux du centre ou du centre-gauche, c’est-à-dire en fait de la plupart des architectes en Israël. Ce sont eux en vérité qui ont besoin de ce travail de déni. »

Vous avez d’une part, dit Weizman, les édifices militaires comme les tours de guet et les murs qui sont projetés au Ministère de la Défense et construits selon la logique brutale, utilitaire du contrôle militaire. Et puis vous avez l’ « occupation civile », c’est-à-dire des planificateurs civils travaillant pour le gouvernement et qui peuvent affecter une colline à la construction d’une colonie.

Que ces projets soient réalisés au Ministère de la Défense ou par le département de planification civile du gouvernement, ce sont les Palestiniens qui en paient le prix physique, territorial et psychologique avec leur espace extérieur si agressivement contrôlé. « Nous voyons la violence éclater maintenant à Jérusalem ; c’est une réplique directe à la prochaine vague du projet de colonisation », dit Weizman.

La vague la plus récente du projet de colonisation a vu les blocs illégaux bouger de l’état de « projet de séparation dans l’espace », où les colonies sont construites au sommet des collines, à celui de pénétration au centre des villes et quartiers palestiniens. A Silwan et à Jérusalem Est par exemple, vous voyez des complexes de 45 logements construits exactement au coeur des maisons palestiniennes. « S’il y avait la sécurité sur son toit, cela fonctionnerait comme une sorte de mini-colonie à l’intérieur du tissu urbain, et cela accroît considérablement les frictions. Vous voyez la violence éruptive des manifestations de révolte contre cette nouvelle phase du projet de colonisation », dit-il.

Weizman croit que l’une des forces du système israélien est que vous ne pouvez pas tracer de frontière entre l’économie israélienne, la société israélienne et la politique israélienne. Tous les membres de la société israélienne, toutes les plus grandes sociétés et corps de métier investissent dans le commerce avec l’occupation. « Ce n’est pas comme s’il y avait un projet au-delà de la ligne verte et puis vous traversez la ligne verte pour entrer dans la Palestine de 48 et là, il n’existe simplement plus. Le niveau de connections et le maillage du projet de colonisation n’existe pas que dans la seule Cisjordanie, il existe dans la Palestine de 48, en Israël, dans le gouvernement israélien, dans la société israélienne, dans les corps de métier et l’économie israéliens. »

Que sa nature entrelacée rende l’occupation irréversible ou non, Weizman n’en est pas sûr. Mais la déraciner, dit-il, exigerait une transformation complète de l’État. « L’ Etat qui ne permettrait pas un projet de séparation et de retrait sans un énorme et violent conflit interne en Israël, qui déchirerait la société israélienne. »

« Je ne vois pas une solution à deux Etats comme possible et réalisable dans un futur proche », ajoute-t-il.

Pour Weizman, la résistance à l’hégémonie israélienne doit fonctionner à tous les niveaux. « Le boycott en fait partie et je pense que, en tant que moyen non-violent de transformation, moyen non-armé de transformation, exercice civique, il fait partie de la boîte à outils des citoyens partout à travers le monde. C’est une façon très efficace de faire savoir aux Israéliens que leurs actes dépassent les bornes, que ceci n’est pas acceptable. Et bien sûr, pousser le boycott dans le champ de l’architecture pourrait alerter les architectes et leur faire comprendre les implications totalement politiques de ce travail, implications qu’ils continuent à nier. »

Précédemment, Weizman avait remarqué l’existence de quelques rares cas de refuseniks en architecture, lorsque des architectes avaient refusé une commission qui pouvait aider leur agence et fournir un revenu pour eux et leurs familles. « Ce dont nous avons besoin, c’est du refus des architectes d’entrer dans ce jeu, comme les soldats qui sont refuseniks ou comme les soldats qui sont engagés dans « Briser le silence ». L’architecture elle aussi a besoin de sa démarche pour briser le silence, d’affronter le déni et de comprendre le cadre politique dans lequel leur travail se situe. »

Alors que le mécanisme de contrôle dans une société capitaliste, dit Weizman, peut nous amener à croire que nous jouissons de la liberté, l’édification de la dette et les considérations économiques signifient que, pour refuser, nous devons être forts, peut-être même plus forts qu’un soldat qui désobéit à un ordre et refuse d’accomplir son service militaire.

« Un architecte qui gère une agence, qui est endetté et paie des salaires, a toutes les incitations économiques pour la prendre (la commission), mais il doit y résister. La punition n’est évidemment pas dans le fait d’aller dans une prison militaire, comme c’est le cas pour les soldats refuseniks, mais dans le niveau de vie de ces gens. C’est donc un moyen pour contrôler les gens bien sûr. Quand l’économie est organisée de telle façon qu’il est très difficile de ne pas participer à l’hégémonie, alors l’hégémonie fonctionne. Elle organise l’économie, elle organise l’édification de la dette de telle façon que vous puissiez obéir au pouvoir. »

La plus grande partie du monde a été colonisée, dit Weizman ; c’est donc une architecture coloniale qui a créé un précédent pour contrôler les populations à travers le monde.

« Les schémas du colonialisme ont toujours cherché à isoler et à protéger le colonisateur », dit-il, « et à exclure le colonisé. » Mais les outils contemporains de séparation économique et capitaliste que l’on peut voir, par exemple, dans les grandes ascensions professionnelles ou dans les communautés enfermées, jouent aussi leur rôle.

Weizman rentre juste d’un voyage aux USA. Comme en Israël, les autoroutes de Los Angeles desservent les communautés les plus riches et contournent les zones plus pauvres. Dans le Golfe, dit-il, la force de travail est confinée, séparée et supervisée. Ces outils capitalistes, vus à travers le monde, « font tous partie de la boîte à outils grandissante de l’architecture et de la planification en Cisjordanie – elle est composée, je veux dire qu’elle a une sorte d’histoire coloniale, mais son vocabulaire contemporain existe partout, partout où vous regardez, partout où vous allez, vous trouvez la politique de surveillance, de séparation, de supervision et quelquefois même d’oppression. La Palestine est, d’une certaine façon, un laboratoire d’application des moyens les plus extrêmes. »

L’Architecture de la Violence sera projeté à la Conférence Théâtrale de SOAS Khalili à 19 H.15 le 5 décembre dans le cadre du Festival du Film Palestinien de Londres. Après le documentaire, Weizman parlera d’Architecture et Violence après Gaza.

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine

Source: Middle East Monitor

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