Marcel Ophuls, le réalisateur de « Le chagrin et la pitié », veut dire des « vérités désagréables » aux Israéliens

New York Times, 10 décembre 2014

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Depuis qu’en 1969, lorsque son documentaire de 4h30 sur l’occupation nazie de la France, « Le chagrin et la pitié », fut interdit à la télévision française, le réalisateur Marcel Ophuls a eu une relation difficile avec l’industrie du film.

Aujourd’hui, à 87 ans, il s’est tourné vers Internet pour obtenir le soutien d’un nouveau film qu’il a commencé à filmer l’été dernier sur un autre sujet difficile : la poursuite de l’occupation israélienne des territoires palestiniens.

Pour terminer le film, qu’il dirige avec le réalisateur israélien Eyal Sivan, M. Ophuls a fait appel à 50,000 euros sur le site français de financement collectif KissKissBankBank et publié une bande-annonce de 12 minutes sur le travail en cours.

Le titre provisoire du film, « Vérités désagréables » a été inspiré par une remarque attribuée au Président Charles De Gaulle sur « Le chagrin et la pitié », qui fut réalisé pour la télévision mais jugé inadapté à la diffusion à cause du portrait sans concessions qu’il faisait de la collaboration avec les Nazis en temps de guerre. Quand De Gaulle fut informé que le film contenait certaines « vérités désagréables », il aurait dit qu’il avait soutenu son interdiction en répondant « la France n’a pas besoin de vérités ; la France a besoin d’espoir ».

La bande-annonce commence par une scène où M. Ophuls tente et échoue à convaincre un autre réalisateur français (Suisse, ndt), Jean-Luc Godard, de l’accompagner à Tel-Aviv pour collaborer au film.

L’idée d’un documentaire co-réalisé sur Israël et la Palestine fut d’abord suggérée à M. Ophuls par M. Godard il y a plus d’une décennie. Les deux réalisateurs discutèrent d’une possible collaboration lors de deux conversations publiques, en 2002 et 2009, qui formèrent la base d’un livre et d’un documentaire.

Comme Richard Brody l’a expliqué dans un bloc du New Yorker à propos du dialogue, aux yeux de M. Godard, le film devait plutôt tourner sur la question de l’identité juive. « Je voulais faire un film qui serait simplement appelé « Etre juif », a dit M. Godard en 2009. « Il me semblait qu’être juif est très différent d’être Allemand, ou d’être écrivain, c’est pourquoi, ces temps-ci, je suis très réticent sur l’utilisation du verbe « être ».

M. Ophuls, un réalisateur plus politique, a été bien conscient des questions d’identité depuis peu après sa naissance en Allemagne en 1927. Fils du grand réalisateur germano-juif Max Ophuls, il fut forcé d’échapper aux Nazis à deux reprises pendant son enfance. Sa famille a fuit l’Allemagne pour la France après l’incendie du Reichstag en 1933. Après l’invasion allemande de la France ils parvinrent à Hollywood en 1941.

Contrairement à certains de ses contemporains, l’expérience des temps de guerre n’incita pas M. Ophuls à épouser le rêve sioniste d’une patrie pour les juifs au Moyen-Orient.

« J’en suis venu à croire que le patriotisme est un mensonge, et que quiconque est patriote est un fou », a-t-il dit à Stuart Jeffries il y a une décennie au cours d’une interview pour le Guardian faite dans sa maison des Pyrénées, près de la route prise par sa famille pour échapper à la Gestapo. « Même si je suis citoyen français depuis 1938, la plupart d’entre eux pensent toujours de moi comme un juif allemand. Un juif allemand monomaniaque et obsessionnel voulant s’en prendre interminablement à la France sur le traitement des juifs ».

Quand M. Ophuls échoua à convaincre M. Godard que le moment était venu cet été de commencer à filmer, il se rendit seul à Tel-Aviv et appela M. Sivan, suggérant qu’ils dirigent ensemble un documentaire à la fois sur la guerre à Gaza et sur la récente montée de l’antisémitisme en Europe. Une question centrale du film, a dit M. Sivan lors d’une interview téléphonique, est de se demander si les deux situations sont liées. Pour le dire carrément, a dit M. Sivan, les deux directeurs espéraient répondre à la question : « Israël provoque t-il l’antisémitisme ? ».

Le film creusera aussi le « lien très étrange entre l’extrême droite européenne et Israël », a dit M. Sivan. « La droite antisémite traditionnelle », note-t-il, « est devenue très pro-israélienne ». Effectivement, beaucoup de politiciens extrêmement nationalistes d’Europe soutiennent fermement les colonies israéliennes en Cisjordanie occupée que leurs gouvernements condamnent comme illégaux. La question que les réalisateurs veulent explorer, a ajouté M. Sivan, est de savoir si « l’islamophobie est le nouvel antisémitisme».

Les deux hommes se sont tournés vers le site de financement collectif, a dit M. Sivan, « c’est une question d’urgence », s’ils veulent atteindre la date limite qu’ils se sont imposés pour finir le film à temps pour le prochain festival de Cannes.

A présent, le projet a levé à peine moins de la moitié de son budget, mais les deux hommes prévoient de revenir dans la région dans une semaine après une visite à Berlin pour voir ce que M. Sivan, qui vit maintenant en Europe, appelle le phénomène « ironique » des jeunes dissidents israéliens qui s’opposent à l’occupation continuelle des territoires conquis en 1967 « en cherchant refuge de la politique israélienne à Berlin».

Après cela, « Marcel ira à Gaza », a dit M. Sivan, faisant remarquer qu’en tant que citoyen israélien, il ne peut pas y aller avec lui. Ils prévoient aussi d’interviewer des leaders politiques israéliens, y compris le Premier ministre Benjamin Nétanyahou et le Ministre des affaires étrangères ultranationaliste Avigdor Lieberman.

Une partie du film, a ajouté M. Sivan, est la discussion entre les deux hommes au cours de la réalisation, informés par leur propre vie et réalisations antérieures.

La bande-annonce montre les deux hommes menant des interviews avec des Israéliens et des Palestiniens et discutant de leurs perspectives personnelles sur le conflit en tant que juifs très sceptiques sur le sionisme. À un moment donné, alors qu’ils discutent de la répartition inégale de l’eau entre Israéliens et Palestiniens en Cisjordanie occupée, M. Ophuls dit « L’injustice est partout, pas seulement ici ». M. Sivan répond « Mais ici c’est notre injustice ». Après que M. Ophuls ait répondu dans un drôle d’aparté désolé : « Ah, pas la mienne, moi j’y suis pour rien», M. Sivan dit, « Ah, t’es embarqué, du moment que nous parlons au nom de tous les juifs, t’es embarqué ».

Interrogé sur la critique des conservateurs israéliens et de leurs supporters, disant que les jeunes fuyant pour Berlin, comme M. Sivan lui-même, ne sont à présent qu’une petite minorité des Israéliens, il a répondu que les militants anti-Apartheid d’Afrique du Sud et les résistants français pendant la deuxième guerre mondiale étaient « aussi la minorité ».

« Comme on dit en Hébreu » a ajouté M. Sivan, « C’est plus facile d’aboyer avec les chiens». « Peut-être sommes-nous la minorité aujourd’hui », a t-il dit, « mais peut-être les traîtres d’aujourd’hui sont les héros de demain, et les héros d’aujourd’hui sont les traîtres de demain ».

Traduction : JPB-CCIPPP pour l’Agence Média Palestine

Source: New-York Times

Le lien vers la vidéo de la bande annonce du film (12 minutes) est sur la page ci-dessus.

Le lien vers le site de financement coopératif pour le film : http://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/des-verites-desagreables

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