Israël s’est-il rendu coupable de génocide dans son agression contre Gaza ?

Richard Falk – 6 octobre 2014 – The Nation

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Des Palestiniens fuient leurs maisons dans Gaza ville. (AP/Lefteris Pitarakis)

Le Tribunal Russell sur la Palestine, inspiré par l’enquête de 1967 sur les crimes de guerre des États-Unis au Vietnam, a examiné le dossier.

Le 24 septembre, une session spéciale du Tribunal Russell a procédé à un examen critique de l’agression israélienne de cet été contre la bande de Gaza, l’opération Bordure protectrice, sous l’angle du droit international, y compris de l’allégation principale de génocide. Le processus a conduit à une série de témoignages d’experts juridiques et en armement, de personnels de santé, de journalistes et d’autres, certains d’entre eux ayant vécu directement les cinquante jours de l’agression militaire.

Un jury, composé d’éminentes personnalités du monde entier, connues pour leur engagement moral pour les problèmes du jour, a évalué les éléments de preuve, aidé en cela par une équipe d’experts juridiques bénévoles qui a aidé à préparer les conclusions et analyses pour leur examen par le jury, lequel a délibéré et débattu sur tous les points soulevés – et par-dessus tout, sur celui de savoir comment répondre à l’accusation de génocide.

Le Tribunal Russell sur la Palestine a été inspiré par le premier Tribunal Russell qui s’est réuni en 1967 en pleine guerre du Vietnam. Convoquées par le grand philosophe anglais Bertrand Russel et présidées par Jean-Paul Sartre, ces premières sessions ont évalué les accusations de crimes de guerre commis par les États-Unis au Vietnam. Les Tribunaux qui suivirent comprennent le Tribunal Russell sur l’Amérique latine qui a enquêté sur les dictatures militaires en Argentine, au Brésil et au Chili. Les premières procédures du Tribunal Russell sur la Palestine, qui fut convoqué à la suite de l’agression israélienne de 2008-2009 contre la bande de Gaza, se sont tenues en quatre sessions, de 2010 à 2012.

Il faut reconnaître que cette dernière initiative n’a jamais été destinée à être une enquête neutre, sans aucune prédisposition. Le Tribunal s’était réuni en raison de l’énormité de la dévastation et d’un spectacle d’horreur, associés à l’utilisation d’un armement haute technologie agressant la population civile de la bande de Gaza, une population enfermée dans une zone de combats qui ne lui laissait aucun endroit pour se cacher.

Le Tribunal était aussi une réponse à l’incapacité de la communauté internationale à faire plus pour arrêter le carnage, ou même condamner l’utilisation par Israël d’une force disproportionnée contre une population civile avant tout impuissante, une force qui avait pris pour cibles une variété d’objectifs qui sont interdits par le droit, entre autres les immeubles des Nations-Unies qui servaient d’abris, des quartiers résidentiels, des hôpitaux et des cliniques, et des mosquées.
Même si le Tribunal a procédé en partant de l’hypothèse qu’Israël était responsable d’un grave méfait, il a tout fait pour être scrupuleux dans la présentation des preuves et l’interprétation du droit international applicable, et il s’est appuyé sur les témoignages de personnes qui avaient une réputation établie en matière d’intégrité et de conscience. Parmi les temps forts de ces témoignages : un rapport sur les dommages causés aux hôpitaux et cliniques, remis par le Dr Mads Gilbert, médecin norvégien qui exerçait dans un hôpital de Gaza durant les attaques ; Mohammed Omer, journaliste gazaoui grandement respecté, qui écrit quotidiennement depuis la zone de combats ; Max Blumenthal, journaliste primé qui a été à Gaza tout au long de Bordure protectrice et qui a analysé, pour le jury, la conception politique globale qui semblait expliquer le concept du ciblage des civils ; et David Sheen, qui a rapporté, avec des détails atroces, sur la haine raciste manifestée par des Israéliens de premier plan durant l’agression, une haine dont se sont fait l’écho les Israéliens sur les médias sociaux, et jamais désavouée par la direction à Jérusalem.

Le jury n’a guère eu de difficultés pour conclure que le concept de l’attaque, de même que le ciblage, constituaient des crimes de guerre, des crimes aggravés par la commission de crimes contre l’humanité. Cela incluait l’imposition d’une punition collective sur toute la population civile de la bande de Gaza, violation flagrante et soutenue de l’article 33 de la Quatrième Convention de Genève. Autre conclusion notable, le rejet de l’argument central d’Israël selon lequel il avait agi en état de légitime défense contre les attaques de roquettes depuis Gaza. Plusieurs motifs ont conduit à cette conclusion de rejet : en vertu du droit international, l’argument de la légitime défense ne peut être utilisé pour justifier une réponse à une résistance organisée par un peuple occupé, et du point de vue du droit international, Gaza est toujours occupée en raison du contrôle israélien persistant, en dépit du prétendu « désengagement » d’Israël en 2005 (qui se qualifie plus justement de redéploiement militaire). Les roquettes tirées depuis Gaza étaient, au moins en partie, une réaction à des provocations illégales israéliennes antérieures, notamment la détention massive de plusieurs centaines de personnes plus ou moins associées au Hamas en Cisjordanie, et l’incitation à la violence contre les Palestiniens comme vengeance de l’assassinat de trois jeunes colons israéliens enlevés. Et enfin, les dommages minimes causés par les roquettes – la mort de sept civils sur toute la période – représentent une menace sécuritaire trop faible pour être qualifiés d’ « attaque armée », ce qu’exige la Charte des Nations-Unies pour que soit soulevée la légitime défense. Dans le même temps, le jury n’avait aucun doute sur l’illégalité des tirs de roquettes par les militants palestiniens sur Israël, roquettes qui ne peuvent faire aucune distinction entre cibles militaires et cibles civiles.

La grande préoccupation dans les délibérations du jury, avant et après les procédures elles-mêmes, a été de savoir comment aborder l’allégation de génocide, qui a été décrit comme étant « le crime des crimes ». Le jury a été sensible aux différences entre les usages populaire et politique du mot « génocide » pour décrire des formes variées de violence collective dirigée contre des minorités ethniques et religieuses, et la définition juridique, plus rigoureuse, du génocide, laquelle requiert des preuves irréfutables de l’ « intention spécifique de détruire ».

Les témoignages ont rendu cette question complexe et sensible. Il s’est fait un consensus au sein du jury selon lequel les preuves suffisaient pour qu’il y ait à prendre en considération la question de savoir si le crime de génocide avait effectivement été commis par Israël. Consensus qui constituait, en lui-même, la reconnaissance qu’il existait une atmosphère génocidaire en Israël, dans laquelle des dirigeants de haut niveau avaient fait des déclarations qui défendaient la destruction ou l’élimination des Gazaouis en tant que peuple.

De telles assertions incendiaires n’ont, à aucun moment, été désavouées par la direction du Premier ministre Benjamin Netanyahu, ni soumises à une enquête criminelle, à plus forte raison à une quelconque procédure officielle. En outre, les bombardements soutenus sur la bande de Gaza, en des circonstances où la population n’avait aucune possibilité de partir, ou de chercher refuge à l’intérieur de la bande de Gaza, donnaient une plus grande crédibilité à l’accusation. Le fait que Bordure protectrice était la troisième opération à grande échelle, agression militaire soutenue contre cette population illégalement assiégée, paupérisée et mise en danger, s’inscrivait aussi dans le cadre plus large d’un génocide.

Malgré ces éléments, il y a eu des doutes juridiques quant au crime lui-même. Les dirigeants politiques et militaires d’Israël n’ont jamais approuvé explicitement la poursuite d’objectifs génocidaires, et ils ont prétendu rechercher un cessez-le-feu durant la campagne militaire. Le Tribunal a documenté de façon convaincante l’objectif du gouvernement d’intensifier le régime de punition collective, mais il n’existe aucune expression officielle claire de l’intention de commettre un génocide. La présence d’un comportement et d’un langage génocidaires, même venant des milieux gouvernementaux, ne suffit pas en elle-même pour conclure que Bordure protectrice, malgré son énormité, a constitué une perpétration de crime de génocide.

Ce sur quoi le jury a été d’accord, cependant, c’est que certains citoyens et dirigeants israéliens semblent s’être rendus coupable à plusieurs occasions du crime distinct d’incitation au génocide, spécifié à l’article 3-c de la Convention sur le génocide. Il a été également reconnu que l’engagement supplémentaire d’Israël et des autres parties à prévenir tout génocide, particulièrement par les États-Unis et l’Europe, demandait sans aucun doute d’être respecté en raison du comportement israélien. À cet égard, le Tribunal Russel envoie un message incriminant d’avertissement à Israël et un appel aux Nations-Unies et à la communauté internationale pour qu’ils respectent la Convention sur le génocide, et pour prévenir tout comportement futur d’Israël qui franchirait la ligne.

Beaucoup vont réagir à cette évaluation de Bordure protectrice disant qu’elle n’a aucune autorité juridique et en la rejetant comme un simple enregistrement des opinions prévisibles d’un « tribunal irrégulier ». Ces allégations sont dirigées contre le Tribunal Russel depuis sa fondation, il y a près de cinquante ans. Bertrand Russel a présenté les premières procédures comme une tribune pour les citoyens de conscience « contre le crime de silence ».

Cette session 2014 du Tribunal a une mission identique concernant les actions d’Israël à Gaza, bien que moins contre le silence que contre l’indifférence. De tels tribunaux, créés presque toujours dans des circonstances exceptionnelles et en réponse au mépris des contraintes les plus élémentaires du droit international, produisent des contributions cruciales pour la prise de conscience de l’opinion – spécialement quand les réalités géopolitiques excluent les procédures institutionnelles établies, tel que le recours à la Cour pénale internationale et celui au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale des Nations-Unies.
Quand les intérêts de l’Occident sont en jeu, comme en Ukraine, nul besoin d’activer des initiatives non officielles de droit international.

Cependant, dans le cas d’Israël-Palestine, quand le gouvernement des États-Unis et la plus grande partie de l’Europe occidentale soutiennent sans réserve ce qu’Israël a choisi de faire, le besoin de faire un bilan est particulièrement urgent, même si les perspectives de condamnation sont minimes. La population qui souffre depuis si longtemps à Gaza a subi trois agressions criminelles au cours de ces six dernières années, qui ont laissé pratiquement toute la population, et spécialement les petits enfants, traumatisée par ces épreuves.

Le Tribunal Russell a comblé un vide normatif dans le monde. Il ne prétend pas être un tribunal. En fait, parmi ses recommandations, il y a un appel à l’Autorité palestinienne à rejoindre la Cour pénale internationale et à présenter ses griefs aux autorités de La Haye pour leur enquête et leurs possibles inculpations. Même alors, les poursuites pénales seront impossibles, car Israël n’est pas partie au traité instituant la CPI et il refuserait certainement d’exécuter les mandats d’arrêt délivrés par La Haye. Un tribunal ne pourrait procéder sans la présence physique des accusés. Il est remarquable que le Hamas se soit joint pour pousser à un recours devant la CPI malgré la possibilité distincte que des allégations contre ses tirs de roquettes soient également examinées et que ses dirigeants soient accusés de crimes de guerre présumés.

Comme pour le jugement de Nuremberg, qui a documenté la criminalité nazie mais exclu toute prise en compte des crimes commis par les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, le processus du Tribunal Russell a été vicié et on peut le critiquer comme partial. Dans le même temps, j’ai la certitude que, tout compte fait, cette évaluation du comportement d’Israël envers la population de Gaza corroborera le long combat pour que la règle du droit soit applicable au fort comme au faible.

Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 9 décembre 1948 : https://www.icrc.org/dih/INTRO/357?OpenDocument

Source: the Nation

Traduction: JPP pour l’Agence Média Palestine

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