Qu’arriverait-il si la Palestine saisissait la Cour Pénale Internationale ?

De Michael Kearney – 20 août 2014

Palestinians inspect the rubble of their destroyed houses which witnesses said was destroyed during the Israeli offensive, at Al-Shoja'eya neighbourhood

Destruction dans le quartier de Shujaiya à l’est de Gaza City, le 19 août.
(Mohammed Asad / APA images)

Qu’arriverait-il si Mahmoud Abbas, chef de l’Autorité Palestinienne, signait une plainte auprès de la Cour Pénale Internationale (CPI) ? La question a acquis une certaine urgence dans l’attaque en cours d’Israël sur Gaza et montre que les partis politiques palestiniens, y compris le Hamas, sont maintenant engagés dans cette démarche.

La première chose qu’il faut noter c’est que, depuis le début de son fonctionnement en 2002, ce tribunal n’a pas été un grand succès. Tous les individus, dont quelques chefs d’Etat mis en accusation par la cour, étaient jusqu’ici des Africains, provoquant une condamnation comme quoi c’est un outil du neo-colonialisme occidental.

L’autre aspect de cette focalisation africaine a été l’évolution de la politique américaine passant de l’opposition active envers cet organisme à une relation plus nuancée, dans laquelle les Etats-Unis et le Conseil de Sécurité des Nations Unies ont vu dans la CPI un outil pratique pour certaines aventures étrangères, par exemple en Libye.

Du point de vue des universitaires, des militants et des professionnels de justice, le rapport du Bureau du Procureur et des juges eux-mêmes a alimenté un très grande frustration et une crainte non négligeable que cette institution n’ait pas la capacité de remplir son rôle.

Si on creuse, ces inquiétudes concernent des problèmes financiers et logistiques. Ce n’est pas facile d’envoyer des enquêteurs dans des zones de guerre en Afrique centrale pour rechercher des preuves et des témoignages convaincants sur des crimes qui ont pu être commis une dizaine d’années plus tôt. Et, lorsque le Conseil de Sécurité a décidé de soumettre à la Cour des situations telles que celles du Darfour ou de la Libye, il n’a pu fournir aucun soutien financier ou politique.

Avec les nouvelles enquêtes qui s’ouvrent sur une base réglementaire, y compris au Mali et en Ukraine, et les décisions juridiques qui prennent un temps incroyablement long, l’avenir de la Cour, en dépit de -ou peut-être à cause de- sa charge de travail sans cesse croissante, est loin d’être assuré.

La perpétuelle pression politique venant des alliés d’Israël mise à part, la Palestine va probablement fournir un nouveau défi à la Cour sous un jour spécifique. Jusqu’ici, les enquêtes du procureur et les affaires portées devant la Cour ont mis l’accent sur des incidents spécifiques. Le premier des deux dossiers concernait un individu, un chef de rébellion, coupable de recruter et d’utiliser des enfants soldats en Ouganda ; le second concernait l’attaque d’un certain village en République Démocratique du Congo, à nouveau par un chef rebelle.

En Palestine, la Cour ne devrait pas seulement affronter des actes de violence spécifiques ou sporadiques tels que les attaques contre des civils et des biens civils mentionnés dans le rapport Goldstone commandé par l’ONU à propos de l’attaque en 2008-2009 d’Israël sur Gaza, mais il devrait aborder la nature et la structure mêmes de l’occupation israélienne.

Enquêter sur des crimes de guerre liés au projet de colonisation en Cisjordanie ainsi que sur l’apartheid en tant que crime contre l’humanité exigera que la Cour prenne en compte, non seulement le comportement des soldats et des rebelles, mais aussi le système de l’occupation tout entier. Afin de poursuivre les individus responsables de ces crimes, la Cour doit également définir l’illégalité de la politique israélienne qui sous-tend tout le système de colonisation et de domination.

Dans un récent commentaire, Michael Merryman-Lotze établit clairement la distinction entre des actes individuels de violence physique et « la violence judiciaire et structurelle plus pernicieuse qui définit l’occupation israélienne et sa politique ethno-chauviniste et discriminatoire ».

Compétence

En tant qu’Etat formellement reconnu, la Palestine a le droit de s’adresser à la Cour. Dès que les autorités reconnues de l’Etat ratifient le Traité de Rome, traité fondateur de la CPI, la Cour a la compétence pour enquêter et poursuivre les individus responsables de crimes sur le territoire palestinien et sur ses ressortissants où qu’il commettent ces crimes.

Il existe une possibilité de donner à a Cour une compétence rétroactive, éventuellement jusqu’en 2002, mais les juristes universitaires et professionnels restent divisés sur la date à laquelle « l’Etat de Palestine » est né en tant qu’entité juridique, et sur le fait de savoir si la démarche initiale de l’Autorité Palestinienne auprès de la Cour est valide ou pas.

Pour les besoins de compétence de la Cour, le territoire de l’Etat de Palestine correspondrait aux territoires occupés par Israël en 1967, c’est-à-dire la Cisjordanie, incluant Jérusalem Est, et la Bande de Gaza.


Complémentarité

Le traité une fois ratifié, la Palestine peut lancer « sa requête » demandant à la porcureure de commencer à enquêter sur la « situation » dans son territoire. La magistrature palestinienne ne peut pas poursuivre des fonctionnaires israéliens pour les crimes de l’occupation et la magistrature israélienne ne le fait pas.

Autre possibilité, le Bureau du Procureur peut ouvrir lui-même une enquête sur la « situation », ou bien le Conseil de Sécurité de l’ONU peut lui demander de le faire. Si après examen préliminaire de la situation, la procureure trouve une « base raisonnable » pour procéder à l’enquête, elle ira devant une chambre de pré-jugement composée de trois juges et demandera l’autorisation d’enquêter officiellement.

La chambre étudie la requête pour déterminer s’il existe une « base raisonnable », auquel cas elle autorisera l’enquête. Si la chambre refuse l’autorisation, la procureure peut faire d’autres demandes fondées sur des faits ou témoignages nouveaux.

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Gaza ville, quartier d’Al Shaaf, 18 Août (Ashraf Amra / APA images)

A ce stade, la procureure informe les états concernés de l’existence d’une enquête. Elle peut les informer confidentiellement et a la liberté de choisir quelles informations elle leur donne afin de « protéger les personnes, empêcher la destruction de preuves ou la fuite de personnes ».

Dans le délai d’un mois après réception de cet avis, un Etat peut informer la Cour qu’il est en train ou a déjà entrepris l’enquête criminelle nécessaire à travers son propre système judiciaire. Dans ce cas, la procureure peut s’en remettre aux propres façons de faire de cet Etat, puisque la CPI est censée « compléter » ou accélérer les procès nationaux. Si elle pense que cet Etat n’a véritablement ni la volonté ni la capacité de mener l’enquête, elle peut revenir à la chambre de pré-jugement et demander à une nouvelle autorité de rouvrir l’enquête.

En tant que tribunal de dernier recours, toute enquête de la CPI s’en remettra aux façons de faire nationales, en référence au principe de complémentarité. Donc, afin de protéger ses nationaux contre des poursuites possibles par la CPI, Israël doit entreprendre elle-même des enquêtes opportunes, authentiques et indépendantes sur les crimes de ses nationaux dans l' »Etat de Palestine ».

La Cour aura aussi le pouvoir de poursuivre ceux qui essaient d’inciter les gens à accomplir un génocide.

Colonies

Le Bureau du Procureur peut aborder le dossier palestinien par deux voies différentes. La première amènerait la Cour à mettre l’accent sur la violence spectaculaire des diverses attaques israéliennes contre la population de la Bande de Gaza, en cherchant à traduire en justice les individus qui ont planifié, ordonné, soutenu ou provoqué les attaques de grande ampleur sur les civils palestiniens.

La deuxième consisterait pour la Cour à mettre l’accent sur la construction de l’occupation, c’est-à-dire le projet de colonies en Cisjordanie et la politique et les pratiques d’apartheid qui l’accompagnent. D’après ce que dit la Cour, il est difficile d’envisager comment elle pourrait arriver à aborder la totalité des crimes commis depuis 2002. Elle devra forcément faire une sélection, mais l’affirmation de la criminalité de l’occupation sera claire.

C’est la reconnaissance explicite de la nature criminelle du « transfert, directement ou indirectement, par la Puissance Occupante d’une partie de sa propre population civile dans le territoire qu’elle occupe » (Article 8.2.vii) qui a conduit Israël à voter en 1998 contre l’adoption du Traité de Rome.

Le chef de la délégation israélienne à Rome, Eli Nathan, a dit « Peut-on réellement ranger une action telle que celle listée dans l’Article 8 ci-dessus dans les crimes de guerre les plus odieux et les plus graves, surtout si on la compare aux autres, authentiquement odieuses, listées dans l’Article 8 ? »

Le rapport 2013 de la Mission d’Enquête du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU a confirmé que « le transfert de citoyens israéliens dans les TPO (Territoires Palestiniens Occupés), interdit selon les lois humanitaires internationales et les lois criminelles internationales, est un élément central des pratiques et politiques d’Israël », et que la ratification du Traité de Rome par la Palestine « peut conduire à la prise en compte de grossières violations de la législation sur les droits de l’Homme et de graves violations de la législation humanitaire internationale et de la justice pour les victimes.

Des civils israéliens sont transférés dans des colonies dont l’occupation ou la construction engendre la possibilité d’application de deux autres crimes de guerre se rapportant aux droits de propriété des Palestiniens, comme mentionné dans le rapport Goldstone.

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Des Palestiniens se tiennent devant un bus détruit pendant l’attaque aérienne sur Gaza City le 20 août. (Ezz Zanoun / APA images)

Ce sont les crimes de guerre de « Destruction extensive et d’appropriation de biens, non justifiées par une nécessité militaire et pratiquées illégalement et gratuitement (Article 8.2.a.iv) et de « Destruction ou saisie de propriétés de l’ennemi, à moins que cette destruction ou cette saisie soient impérativement exigée par les nécessités de la guerre » (Article 8.2.b.xiii). Il est difficile d’imaginer sur quelle défense les chefs politiques ou militaires israéliens mis en accusation pourraient s’appuyer face à ces charges.

Alors que personne n’a jamais été accusé de crime de guerre pour transfert de civils dans un territoire occupé, la CPI ne devrait avoir aucune difficulté pour porter ce genre d’accusation. La Cour est supposée mettre l’accent sur les crimes de guerre lorsqu’ils sont commis comme partie d’un plan ou d’une politique, ce qui est indubitablement le cas lorsqu’ils concernent des colonies ou des colons.

En février 2014, la Cour Suprême du Royaume Uni n’ eu aucun problème à considérer, birévement, le sens et l’étendue de ce crime. L’affaire concernait une manifestation contre un magasin londonien de produits cosmétiques Ahava, où un manifestant était accusé de trouble de jouissance aggravé.

L’accusé a cherché à appuyer sa défense sur le fait que le magasin Ahava agissait en violation de la législation criminelle internationale puisqu’il vendait des produits manufacturés dans des colonies illégales de Cisjordanie. Eu égard à « l’argument de crime de guerre », la Cour Suprême a admis que, si une personne, y compris la société du gérant du magasin, avait « aidé et encouragé le transfert de civils israéliens dans les TPO », elle était susceptible d’avoir commis une offense contre » l’adhésion en 2001 du Royaume Uni au Traité de Rome.

Apartheid

Personne n’a jamais été accusé de crime d’apartheid. L’Afrique du Sud a décidé d’éviter cette approche criminelle en concluant sa transition dans les années 1990, s’appuyant alors sur une démarche de vérité et réconciliation.

Il existe un commentaire significatif sur la responsabilité d’apartheid de l’Etat d’Israël, et une étude critique universitaire en cours sur son aspect criminel.

Le crime d’apartheid consiste dans le fait d’accomplir certains actes, tels que la torture ou le meurtre, « dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématiques par un groupe racial sur un autre groupe racial ou d’autres groupes, et commis dans l’intention de maintenir ce régime ». Cependant, une autre Commission de l’ONU a déjà établi que la politique et les pratiques d’Israël en Palestine occupée constituaient une violation de l’article de la Convention sur l’Elimination de la Discrimination Raciale prohibant l’apartheid.

En prenant en charge la situation en Palestine, on pourrait attendre de la Procureure qu’elle se serve des preuves et commentaires déjà disponibles et commence à étudier « l’oppression systématique » et raciste des Palestiniens sous occupation israélienne. Les individus tenus pour responsables de meurtre ou de torture sur des Palestiniens dans un tel contexte pourraient alors être poursuivis pour crime d’apartheid considéré comme un crime contre l’humanité.

Gaza

Que la Cour puisse enquêter sur les attaques contre Gaza dépend du fait que la Palestine donne ou pas à la Cour une compétence rétroactive. Face à cela, les preuves fournies par des études telles que le rapport Goldstone suggèrent de façon écrasante que des individus de l’élite militaire et politique d’Israël ont ordonné, ou aidé par d’autres moyens, l’accomplissement de nombreux crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

L’intensité et l’échelle des attaques contre les civils de Gaza amènerait probablement la Cour, comme pour le rapport Goldstone, à ce concentrer sur une sélection d’incidents plutôt que sur tous les crimes de « l’Opération Plomb Durci » ou de l’actuelle « Opération Bordure Protectrice » dans leur ensemble. Au moment de choisir contre qui requérir des mandats d’arrêt, la procureure devrait analyser la chaîne de commandement dans les états-majors militaires et politiques israéliens afin de déterminer qui porte la plus grande responsabilité.

Investigation dans la résistance palestinienne

Les enquêtes devraient aussi porter sur les actions de la résistance armée palestinienne. Alors que les porte-parole du Hamas ont exprimé leur confiance dans leur capacité de se défendre contre toute accusation portée contre eux, deux résultats peuvent avoir une signification particulière lors d’une enquête criminelle.

La ligne habituelle en Occident, et ailleurs, était que le Hamas en particulier, mais les factions armées palestiniennes en général, avaient pour but de cibler des civils.

Comme le dit l’éditorial du Guardian du 13 juillet, « le Hamas tuerait quantité de civils israéliens s’il le pouvait. C’est juste que ses missiles ne passent pas, alors que ceux d’Israël le peuvent ».

Cette prétention est contredite par les militaires israéliens qui déclarent que le système anti-missile Dôme de Fer n’a intercepté que 21 pour cent des roquettes tirées sur Israël en juillet/août 2014. (Et même ces prétentions sont contestées par divers experts comme grandement exagérées, mais cela n’altère pas cette thèse.)

De plus, dans le dernier round combattants/criminalité, Israël a déclaré avoir subi 67 décès dus aux tirs des Palestiniens, dont trois de civils. Etant donné ces deux ensembles de données, un procès solide contre les Palestiniens pour avoir ciblé des civils ne semble pas devoir être une conclusion prévisible.

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Des Palestiniens recherchent des victimes après un bombardement israélien sur le camp de réfugiés de Beach à Gaza City, le 4 août. (Naaman Omar / APA images)

Toute enquête de l’accusation devrait établir où ont atterri les missiles et s’il y avait des objectifs militaires dans les zones que visaient les Palestiniens. Telles que les choses apparaissent aujourd’hui, il est extrêmement difficile de vérifier si c’est le cas ou non.

Le censeur militaire d’Israël a un point final en réserve comme quoi il est extrêmement difficile d’identifier exactement, ou même approximativement, le point d’impact des roquettes.

Des armes à feu qui sont incapables de faire la différence entre combattants et civils sont en elles-mêmes criminelles. Aussi, selon les preuves, la Cour pourrait chercher à poursuivre les Palestiniens parce que les roquettes visaient des zones civiles ou ne pouvaient faire la différence entre objectifs militaires et civils. Finalement, le tribunal devrait prendre en considération les allégations faites contre les Palestiniens qui localiseraient leurs opérations militaires sur des objectifs civils tels que des hôpitaux, tout comme les accusations telles que l’utilisation de boucliers humains par les soldats israéliens (voir le paragraphe 1925 du rapport Goldstone).


Le Conseil de Sécurité

La principale autorité formelle que le Conseil de Sécurité pourrait utiliser dans une enquête de la CPI sur la situation en Palestine est définie dans l’Article 16 du Traité de Rome. D’après cette clause, le Conseil peut, dans l’intérêt de la paix et de la justice, bloquer toute enquête ou poursuites pour une période de douze mois.

Cette autorité est renouvelable et, alors que son utilisation ne semble pas avoir jamais été sérieusement envisagée auparavant, elle pourrait être le moyen pour les alliés d’Israël au Conseil de barrer toute action de la Cour.

Conclusion

Etant donné que la CPI devra enquêter, non seulement sur les crimes d’individus responsables de bombardements sur des civils dans les hôpitaux, de démolition de maisons, ou de tirs sur des manifestants, mais aussi sur la très ancienne base structurelle de l’occupation telle qu’on peut la voir dans les projets de colonisation et d’apartheid, la Palestine représentera un défi sans précédent pour la Cour.

La pression politique contre le Bureau du Procureur a des chances d’être énorme et le travail d’affirmation et de préservation de l’indépendance de la procédure devra être mené très étroitement.

A la différence d’autres situations où le procureur a enquêté, Israël applique une politique d’occupation ouvertement construite sur la perpétration de crimes de guerre répétés à travers l’occupation et l’apartheid. Les preuves de criminalité, venues de déclarations et pratiques publiques de chefs militaires et politiques israéliens, de même que la multitude d’organisations de solidarité et autres de l’ONU, de l’État, non gouvernementales qui ont enquêté et rapporté sur des crimes de guerre individuels tels que la torture, la déportation, le meurtre, la détention illégale, l’incitation etc. fourniront une autre masse de preuves.

Il est indéfendable que la direction palestinienne ait jusqu’ici traité la CPI comme un gage politique, différant ainsi la ratification des demi-promesses israéliennes : les prisonniers relâchés seulement pour être arrêtés à nouveau.

Une démarche vers la Cour, avec peut-être un effort pour provoquer et détruire la structure de l’occupation, plutôt que de demander justice pour chacune des personnes assassinées, est peut-être la voie la plus convenable que les avocats palestiniens devraient considérer comme une priorité dans leur campagne en direction de la Cour Pénale Internationale.

Dr. Michael Kearney est maître de conférences à l’Université du Sussex, GB.

Traduction : J.Ch. Pour l’Agence Média Palestine

Source: Electronic Intifada

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