Rencontre avec Leehee Rothschild, membre des Anarchistes contre le mur. Par Vivian Petit

  

  
Leehee Rothschild, militante anticolonialiste israélienne, est en Grande-Bretagne pour quelques semaines, dans le cadre de son soutien à la campagne BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions à l’égard d’Israël). Les discussions avec la militante des Anarchistes contre le Mur sont l’occasion de s’informer sur la situation en Israël et en Palestine, tout autant que de débattre des modalités de notre soutien à la résistance palestinienne. C’est dans ce but que nous nous sommes rencontrés.
 
Après avoir fait connaissance, la conversation porte rapidement sur l’évolution de la situation en Israël dont, selon Leehee, la politique prouve de plus en plus le racisme inhérent à l’idée d’un « Etat juif ». A titre d’exemples, l’élargissement à toute personne sans-papiers du statut d’ « infiltré » (qui concernait initialement les Palestiniens non autorisés à résider en Israël ou en Cisjordnaie) symbolise l’extension du racisme anti-arabes à tous ceux qui ne sont pas blancs, et la construction d’un nouveau camp pour immigrés dans le Néguev en est une des conséquences. Pour ce qui est de la nature du régime israélien, Leehee Rothschild définit le sionisme comme un mouvement colonial et raciste ayant, au profit d’une partie des Juifs occidentaux, séparé les Juifs des Palestiniens, ainsi que les Juifs européens des Juifs orientaux. Par ailleurs, la place occupée par l’armée dans l’appareil d’Etat israélien, ainsi que la glorification de valeurs guerrières et machistes, ont des conséquences délétères en ce qui concerne la situation des femmes.
 
Nous en venons à la question des luttes sociales en Israël. Comme beaucoup de militants des Anarchistes contre le Mur, Leehee trouve que de nombreux aspect du « Mouvement des tentes » (ou « Mouvement des indignés israéliens ») sont très problématiques, dans la mesure où aucune des questions soulevées par le mouvement n’entre en opposition avec les fondamentaux du sionisme. Pour la direction du « Mouvement des tentes », composée en majorité d’hommes blancs issus de la « classe moyenne », l’idéal serait de revenir à l’époque où la sociale-démocratie israélienne garantissait des conditions de vie satisfaisantes aux Juifs askhénazes, tout en tenant les situations des autres populations (dont les Palestiniens) à l’écart des préoccupations exprimées. Dans cette démarche, le « Mouvement des tentes » a accouché de trois organisations politiques appartenant à la gauche sioniste : la première est liée au Parti travailliste, la seconde se rattache à la mouvance écologiste, et la troisième est l’embryon d’un parti politique qui mettrait la question de l’accès au logement des « classes moyennes » au cœur de son programme. Leehee est assez déçue que le Parti Communiste d’Israël travaille avec ces derniers.
 
Nous discutons ensuite des mouvements de lutte en cours en Cisjordanie, qui portent sur la dégradation des conditions de vie dans les territoires occupés, et prouvent le mensonge du « développement économique » qui aurait lieu en Palestine grâce à l’Autorité Palestinienne et sa coopération avec Israël. Le mouvement de lutte des Palestiniens critique avec virulence les accords d’Oslo ainsi que le protocole de Paris, qui organisent les échanges économiques entre l’Autorité Palestinienne et l’Etat d’Israël au profit de ce dernier. Je dis être assez choqué que le mouvement de solidarité européen n’exprime pas de solidarité avec ces mouvements, et critique l’occupation sans démasquer les institutions « palestiniennes » mises en place par l’occupant. Puisqu’il n’y a pas de « processus de paix » en dehors des discours, et que l’Autorité Palestinienne n’existe que par sa bureaucratie et sa police, il nous semble à tous deux évident que celle-ci sera aussi la cible des prochains soulèvements palestiniens. Il paraît donc impossible d’imaginer un soutien à la lutte palestinienne sans soutien aux luttes contre la coopération avec Israël.
 
Passés les constats sur la situation en Palestine, nous discutons maintenant des moyens d’organisation face à la politique israélienne. Ayant rencontré il y a quelques années à Jérusalem des militants des Anarchistes contre le Mur, je dis avoir perçu une certaine hétérogénéité dans leurs cultures politiques respectives, et avoir entendu plusieurs fois l’antisioniste israélien Michel Warschawski dire que dans ce contexte, le terme « anarchiste » est plus à entendre comme un synonyme de « rebelle » ou « opposant radical ». Leehee me confirme que la plupart des militants de l’organisation ne sont pas anarchistes au sens idéologique du terme, et m’apprend que la plupart d’entre eux votent. Soit pour le Parti Communiste, soit pour les nationalistes arabes du Balad. Leurs références politiques se situent du côté de la gauche anticolonialiste ou encore du Bund, mouvement non-sioniste qui agissait en vue de l’autonomie politique des Juifs d’Europe de l’Est, et défendait un judaïsme intrinsèquement lié à la lutte contre l’oppression.
 
La plupart des membres des Anarchistes contre le Mur sont par ailleurs investis dans le collectif Boycott from Within (Boycott de l’Intérieur) qui vise à apporter une légitimité à la campagne BDS. Lorsqu’ils agissent dans ce collectif, leur activité est le plus souvent alignée sur la temporalité du mouvement de solidarité à l’international, et vise à fournir un argument face au chantage à l’antisémitisme. Leehee Rothschild a par exemple témoigné à Paris lors du procès de militants poursuivis en raison de leur appel au boycott des produits israéliens. Comme l’essentiel des militants de la campagne BDS, elle estime que la priorité n’est pas de se prononcer sur l’établissement d’un Etat binational (sur toute la Palestine historique, avec égalité des droits entre Palestiniens et Israéliens) ou sur une « solution à deux Etats » (dans le cadre des frontières reconnues par le droit international et les résolutions de l’ONU). Elle apprécie au contraire la campagne BDS car elle vise prioritairement à la satisfaction des revendications palestiniennes immédiates : la fin de l’occupation des territoires palestiniens, le droit au retour des réfugiés palestiniens dans leurs maisons, l’égalité entre Palestiniens et Israéliens.
 
Je décide enfin de demander à Leehee son point de vue sur l’un des débats qui traversent une partie du mouvement de solidarité depuis au moins deux ans : celui relatif au respect de l’autonomie de la lutte palestinienne. Pour beaucoup de militants, les références fréquente à une « nécessité de convaincre l’opinion publique internationale » dans l’élaboration des stratégies des Palestiniens semblent aller a contrario d’une autonomisation de la lutte. Je dis par ailleurs voir un décalage entre la couverture médiatique du rituel hebdomadaire de la manifestation non-violente jusqu’au mur de Cisjordanie, et les effets concrets d’une telle stratégie. Si la sincérité des soutiens israéliens et internationaux à la « résistance non-violente » n’est pas en cause, il conviendrait, je crois, de se demander si les militants israéliens et internationaux n’ont pas imposé leur vision de la lutte aux colonisés.
 
Leehee Rothschild défend aussi la nécessité de ne pas séparer artificiellement « lutte violente » et « lutte non-violente », et dit soutenir la résistance non-armée à l’occupation parcequ’elle correspond actuellement au choix des Palestiniens, et non parcequ’elle leur reprocherait de prendre les armes si telle était leur décision. Au cas où j’aurais peur que les anticolonialistes israéliens et européens aient rendu les manifestants palestiniens dépendants de leur présence, elle assure qu’un certain nombre de manifestations ne se font qu’entre Palestiniens, que ce sont les Palestiniens qui établissent leur propre agenda, et elle rappelle que contrairement à l’image déformée donnée par les médias et par certaines associations, ce type de résistance n’est pas nouveau en Palestine. Depuis plusieurs décennies, des défilés de manifestants seulement équipés de pierres et de drapeaux ont lieu en Palestine. Cependant, si les Israéliens antisionistes essaient d’organiser la lutte avec les Palestiniens, Leehee est aussi consciente de l’illusion représentée par l’idée de « rétablir l’égalité dans la lutte ». A titre d’exemple, un militant israélien arrêté dans une manifestation en Cisjordanie est libéré au bout de 3 jours, quand un Palestinien reste incarcéré 3 mois.
 
En ce qui concerne le rapport de domination qu’il faut s’efforcer de ne pas reproduire, et l’autonomie à respecter, Leehee fait le parallèle avec les rapports entre hommes et femmes, et affirme que si un homme peut se joindre aux luttes féministes, il ne risque pas d’être violé ou harcelé sexuellement dans la rue. Selon Leehee, de ce fait, l’identité de genre range les hommes du côté des oppresseurs, et leur connaissance de l’oppression des femmes ne peut être que théorique, comme la connaissance qu’un Israélien peut avoir de la situation des Palestiniens. Tout en étant d’accord sur l’ampleur de la domination masculine, sur la manière dont elle est reproduite par les militants (ne serait-ce que dans la répartition de la parole ou dans la division du travail), et sur la nécessité de luttes ou d’expression non-mixtes, le parallèle me semble avoir certaines limites. Ne serait-ce que parcequ’il n’y a pas de séparation physique entre hommes et femmes comme entre Israéliens et Palestiniens de Cisjordanie …
 
Leehee revient sur la question de l’élaboration des stratégies, et insiste sur le fait que dans les « comités de résistance populaire », l’avis des Israéliens qui s’y joignent quelques heures par semaine n’est que consultatif. De plus, les Israéliens anticolonialistes qui pourraient exprimer un point de vue sur une éventuelle reprise de la lutte armée contre l’occupation militaire le feraient en fonction de considérations stratégiques. Il n’y a chez eux aucune condamnation morale de la lutte armée contre une occupation.
 
Je lui dis qu’une lutte cohérente contre la colonisation signifierait se positionner de manière autonome, sans se demander ce que les citoyens de l’Etat colonial (ou des autres Etats occidentaux) penseront du chemin emprunté par la lutte. Aussi, nous pouvons nous demander si les éventuels « conseils » n’entretiennent pas les complexes coloniaux. Je compare notamment la lutte palestinienne à celle du peuple algérien, qui – bien qu’elle accueillait volontiers dans ses rangs les français souhaitant fournir un appui – cherchait à porter des coups au colonisateur plus qu’à convaincre l’« opinion publique » française. Mais pour Leehee, il est important de ne pas oublier qu’à l’inverse des Français d’Algérie, qui furent rapatriés, un certain nombre d’Israéliens n’a pas d’autre nationalité, et ceux qui luttent doivent donc être attentifs à la construction de l’égalité et du vivre ensemble. Si cette préoccupation est légitime, et si personne dans le mouvement de solidarité ne remet en cause la présence des Israéliens au Proche-Orient, il me paraît assez exigeant de demander aux Palestiniens d’agir en fonction de la garantie du statut des Israéliens dans le cadre de l’hypothétique société post-sioniste à venir …
 
Ce débat touche cependant à des problématiques qui vont bien au delà de la seule cause palestinienne. En réalité, la question semble plus globalement liée aux tabous autour et de la lutte armée, et au recul de la réappropriation de la violence, y compris dans les luttes anticoloniales. Les discours en faveur de la « non-violence » comme les références à une opinion publique homogène qu’il s’agirait de convaincre ne sont qu’un des aspects d’un mode de gouvernance dont nombre d’activités semblent converger dans le but de masquer la violence des rapports de force. Il serait donc à la fois absurde et injuste de faire porter la responsabilité première de cette situation aux internationaux et aux israéliens qui agissent dans le cadre du mouvement de solidarité avec la Palestine …

  
  
Illustration : Active Still

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